Au commencement, il y avait Merlin et Arthur. Les figures archétypales du magicien et du guerrier ont engendré d’autres paires héroïques, Gandalf et Aragorn ou Yoda et Luke Skywalker. Elles témoignent de la puissance d’une mythologie qui, reposant sur des sources approximatives, ne cesse de nourrir l’imaginaire collectif. Entre 470 et 540 aurait vécu dans les îles Britanniques un chef de guerre, Arthur, ayant repoussé les Saxons. Chantés par des bardes, ses exploits essaiment à travers toute l’Europe. Entre le XIIe et le XIIIe siècle, ils suscitent une incroyable production littéraire: on compte quelque 220 manuscrits et de nombreux fragments contant la geste d’Arthur Pendragon.

Couronné roi après avoir tiré l’épée Excalibur d’un rocher, conseillé par Merlin, Arthur réunit en son château de Camelot les plus nobles chevaliers (Gauvain, Bédivère, Galaad, Perceval…) autour d’une Table ronde, garante d’unité et d’égalité. Cette harmonie s’effondre lorsque Lancelot, le champion du roi, devient l’amant de la reine Guenièvre. Ces exploits et leurs innombrables développements traversent les siècles. Ils constituent «la toute première grande littérature européenne. Comme l’Iliade et l’Odyssée, l’Edda ou les Nibelungen, ces récits sont une cristallisation poétique des origines et des questions fondamentales de l’existence humaine», rappelle Hervé Dumont.

La beauté d’Ava Gardner

Directeur retraité de la Cinémathèque suisse, l’érudit cinéphile s’est lancé dans une œuvre titanesque consistant à démêler les rapports ambigus qu’entretiennent l’histoire et le cinéma. Après avoir étudié les représentations de l’Antiquité, de Jeanne d’Arc, de Napoléon et des légendes d’Orient à l’écran, il publie Les chevaliers de la Table ronde à l’écran – Un mythe à l’épreuve du temps. Recensant plus de 350 films de cape et d’épée, feuilletons télévisés, pastiches divers, navets effroyables et captations d’opéra, cette somme passionnante a requis deux ans de lectures extra cinématographiques pour prendre connaissance en profondeur de la «matière de Bretagne», la «seule authentique mythologie occidentale, hormis la gréco-latine, qui concerne plutôt la Méditerranée». Et démontrer la dégénérescence du mythe au cours des années et de ses avatars cinématographiques. «Le cinéma est l’aboutissement de la représentation de ces légendes. Il implique la mondialisation, ce qui n’était pas le cas du théâtre, de l’opéra ou même de la littérature. Il est le sismographe du subconscient collectif. Aujourd’hui, même les petits Japonais ont entendu parler d’Excalibur.»

Hervé Dumont est entré dans la cour de Camelot sur les pas de Prince Vaillant. Après la bande dessinée d’Harold Foster, il y a eu Knights of the round Table, de Richard Thorpe (1953), «à cause d’Ava Gardner (Guenièvre) et aussi de Robert Taylor (Lancelot du Lac) qui avait été Ivanhoé», confesse le distingué cinémathécaire. Son ouvrage observe une troublante singularité: le cycle arthurien n’a commencé à exister au cinéma qu’au milieu du XXe siècle. L’auteur risque une explication: «Vivant ses propres cauchemars, deux guerres mondiales, la première moitié du XXe siècle est tout sauf portée sur le merveilleux des magiciens, des fées ou de Merlin, sans même parler du Graal. Le fantastique se tourne vers Dracula et Caligari.» Puis la Table ronde nourrit un fantasme d’harmonie au sein de la guerre froide ou sustente l’utopie fleurie de l’ère hippie. Lancée à Broadway en décembre 1960, Camelot était la comédie musicale préférée de John Kennedy. Ce musical et «son rêve floué seraient comme une métaphore de l’ère Kennedy», note l’historien du cinéma.

La pierre et la Croix

L’aspect le plus fascinant du Cycle breton est indéniablement lié à l’articulation du celtisme et du christianisme. Merlin est le détenteur de secrets remontant à l’âge de la pierre; Arthur et ses chevaliers sont en quête du saint Graal. Cet objet théophanique recouvre toutes sortes d’interprétations. Il renvoie au chaudron de résurrection et d’abondance des mythes irlandais, il peut être une émeraude taillée par les anges identifiée comme le contenu sapientiel du réceptacle ou, bien sûr, le calice dans lequel Joseph d’Arimathie aurait recueilli le sang du Christ. Sa valeur symbolique est inaccessible aux consommateurs de blockbusters, dans lesquels «le Graal est réduit à une sorte de puissance surnaturelle. La spiritualité est remplacée par la seule chose que l’on comprenne aujourd’hui: la magie», déplore Hervé Dumont.

Au tableau d’honneur d’Hervé Dumont figure, outre l’inénarrable Sacré Graal! des Monty Python, Perceval le Gallois (1978), d’Eric Rohmer, qui restitue les octosyllabes de Chrétien de Troyes à travers des images à la fois épurées et enchantées dans des décors stylisés. Quant au pire des films consacré au cycle arthurien, il s’agit sans doute de King Arthur: Legend of the Sword (2017), de Guy Ritchie, emblématique d’un naufrage culturel. «Hormis un gars qui s’appelle Arthur et une épée plantée dans un rocher, il ne reste pas grand-chose, stigmatise l’historien. Juste un fourre-tout dans le supermarché du sword & sorcery.»


Les chevaliers de la Table ronde à l’écran – Un mythe à l’épreuve du temps. D’Hervé Dumont. Cinémathèque suisse, Guy Trédaniel éditeur, 262 p.