Testostérone et mécanique sont décidément fort compatibles. A l’écran tout du moins. Depuis les années 1960, le cinéma américain est friand de ces affrontements entre un héros vertueux et une machine destructrice. Dans son dernier livre, Des Machines et des Hommes, Charles-Antoine Courcoux, spécialiste d’histoire du cinéma à l’UNIL, explique comment ces récits enracinent encore un peu plus la domination du masculin dans l’imaginaire hollywoodien. Mais les héroïnes n’ont pas dit leur dernier mot…

Le Temps: Pourquoi vous êtes-vous intéressé au rapport entre machine et masculinité au cinéma?

Charles-Antoine Courcoux: Ma recherche est née d’un paradoxe qui m’a, un jour, frappé: depuis la fin des années 60, les héros de films hollywoodiens se battent régulièrement contre des machines. Les exemples sont nombreux: les astronautes de 2001: l’odyssée de l’espace contre l’ordinateur HAL, John Connor contre les machines de Skynet dans Terminator ou encore Neo contre la matrice dans Matrix. Or, par définition, le cinéma est un médium qui existe grâce à… la technologie! J’ai réalisé que quelque chose de crucial se jouait dans cette confrontation homme-machine, car elle participe aussi à renforcer la domination du masculin dans les fictions américaines.

Comment?

En offrant à l’homme un espace privilégié pour démontrer sa supériorité «naturelle». Je m’explique: historiquement, être un homme, aux Etats-Unis, c’était d’abord se réclamer de la civilisation et se distinguer ainsi du «sauvage». Mais tout cela a changé lorsque cette même civilisation, au tournant du XIXe siècle, s’est développée de manière exponentielle, que les machines sont devenues omniprésentes et que la technologie a fini par «dépasser» l’homme. Ce dernier a dû, pour conserver sa supériorité sociale, se repositionner et réaffirmer sa masculinité par opposition aux machines et à leurs dérives. Dans les films que j’ai étudiés, notamment de science-fiction, la machine devient un antagoniste que le personnage masculin combat, traversant une série d’épreuves dont il sort systématiquement triomphant, de sorte à apparaître naturellement tout-puissant.

Le danger technologique symbolise, en termes genrés, la menace que représente, pour l’homme, une femme autonome, sexualisée et de plus en plus indépendante dans la société

Vous observez cette tendance sur plus de quarante ans de cinéma…

Oui, et on peut distinguer deux périodes, qui font écho aux avancées technologiques de l’époque. Dans les années 70 et 80, c’est l’essor de l’électronique: les héros hollywoodiens affrontent des machines hyper-viriles, mécaniques, prêtes à anéantir l’humanité entière. Ce sont les Terminator (1984) et autres Robocop (1987). Puis, dès les années 90, les craintes que soulève l’essor du numérique se traduisent de nouveau par des scénarios technophobes, sauf que cette fois, les machines sont fluides et… hyper-féminines. De manière évidente, comme dans Terminator 3 (2003) où le cyborg tueur est une femme et I, Robot (2004), où l’ordinateur central, VIKI, possède une voix et un visage féminins. Ou de manière plus métaphorique dans Matrix (1999), par exemple, où la domination numérique est assimilée à un retour à l’utérus.

Pourquoi le danger technologique est-il associé à la femme dans ces films?

Parce qu’il symbolise, en termes genrés, la menace que représente, pour l’homme, une femme autonome, sexualisée et de plus en plus indépendante dans la société. Cela s’explique notamment par le fait que l’essor technologique a été un facteur d’émancipation extraordinaire pour les femmes! On peut citer la pilule, évidemment, mais aussi les machines qui leur ont permis de se libérer de nombreuses tâches domestiques. En bref, la technologie est un réel enjeu de pouvoir entre les deux sexes et cela a été largement exprimé à l’écran.

La femme est donc cantonnée à faire briller son homologue masculin?

Bien souvent, oui. Lorsqu’elle ne représente pas un opposant technologique à anéantir, la femme se mue en soutien du héros, qui l’aide dans sa quête tout en reconnaissant sa supériorité. Le tout s’inscrit en général dans le cadre d’une romance hétérosexuelle. Irrésistible, l’homme finit même par imposer à la femme sa destinée dans le film. Dans Titanic, juste avant de sombrer dans l’océan, Jack «prédit» tout ce que Rose accomplira dans sa vie et dans la scène suivante, on découvre qu’elle a exactement suivi ce programme! Dans Terminator, Sarah J. Connor est un personnage fort, mais elle devra finalement remplir son rôle de mère afin de sauver l’humanité. Quant à la princesse Leia, le second épisode de Star Wars laisse entendre qu’elle pourrait prétendre à la Force. Mais, raté, elle tombera simplement amoureuse du contrebandier Han Solo.

Puisque vous mentionnez «Star Wars»… la dernière trilogie a quand même érigé une femme en héroïne!

Oui, effectivement. A ce stade, cette trilogie revêt une dimension féministe pratiquement sans précédent dans ce type de production. The Last Jedi fait par exemple l’éloge des compétences physiques et stratégiques des femmes en temps de guerre, en les comparant avec celles d’hommes dont l’imprudence toute masculine et la couardise risquent de faire capoter la résistance. Le personnage de Rey n’a plus besoin d’être une «fille de» pour accéder ou maîtriser ce pouvoir. La saga rompt là avec quarante ans d’essentialisme politique. D’ailleurs, Rey maîtrise aussi la technologie, que ce soit le sabre ou le vaisseau.

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Femme et technologie feraient donc désormais bon ménage à l’écran?

Il y a en tout cas des signes qui l’attestent. On a vu plusieurs exemples de cyborgs féminins positifs, comme dans Ex Machina (2015) ou Ghost in the Shell (2017). Cela peut s’expliquer par le fait que depuis quelques années, la tension entre technologie et masculinité s’est amoindrie: les GAFA sont maintenant fermement implantés, presque tout le monde à un téléphone portable et l’accès à Internet. Ces changements sont intégrés et ne représentent plus un enjeu de pouvoir aussi central qu’avant.

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Derrière la caméra aussi, les récents scandales ont aidé la cause féminine. Les choses évoluent-elles à Hollywood?

Il est toujours hasardeux de jouer les prophètes, mais il semble indéniable que les choses bougent et que certains bastions masculins s’effritent. Harvey Weinstein n’était pas le premier il est vrai, d’autres sont tombés avant lui. Mais tous ceux qui avaient été mis au ban jusqu’ici n’avaient déjà pratiquement plus de pouvoir, et il s’agissait à chaque fois de la chute d’un seul homme. A présent, c’est différent. A l’image du cofondateur de Pixar, John Lasseter, les actes de personnes d’influence sont dénoncés. Cela participe à déconstruire un système d’abus de pouvoir et à remettre en question l’hégémonie masculine qui régit encore l’industrie hollywoodienne.


Des Machines et des Hommes, Georg Editeur, 518 p.