Tessin
Le président du Festival du film de Locarno, Marco Solari, évoque les enjeux économiques de l’événement qui entame sa 66e édition ce mercredi. Il affirme que la création du Festival de Zurich, en 2005, «n’était pas nécessaire»

Marco Solari, c’est la Suisse. Un accueil à l’italienne, quand il insiste pour nous faire avaler un sandwich avant de commencer l’interview, «parce qu’il faut bien manger». Une rigueur allemande, quand il construit un raisonnement consciencieux, par syllogismes. Et finalement un raffinement français, lorsqu’il convoque Blaise Pascal ou Jean-Jacques Rousseau et parsème son discours de locutions latines. Pour la 13e année consécutive, Marco Solari préside le Festival du film de Locarno qui entame sa 66e édition ce mercredi. Il évoque les enjeux économiques de cet événement qui a rassemblé 161 680 personnes (+1,4%) en 2012.
Le Temps: Quelles analogies faites-vous entre vos précédents employeurs (administrateur délégué chez Migros et vice-président de Ringier) et le Festival de Locarno?
Marco Solari: En commençant chez Migros, je me suis jeté dans une entreprise où les règles de fonctionnement devaient être respectées à 100%. J’y ai appris la dureté de la gestion d’entreprise, où l’on ne peut pas obtenir ce que l’on veut avec de beaux discours. Chez Ringier [actionnaire du Temps à 46,23%], il y avait deux mondes. Celui du marché – où l’on peut tout arrêter, décréter et faire appliquer – mais surtout celui des journalistes. Dans leur fonctionnement, ces derniers sont des artistes; et l’on ne peut rien décréter avec un artiste. A Locarno, ça a aussi été une synthèse des deux mondes.
Comment se sont passés les premiers contacts avec le festival? (Il prend une feuille et dessine)
Quand je suis arrivé en 2000, le festival était dans une triple crise: artistique, organisationnelle et financière. Le festival était en train de s’encoubler. Il y a 3000 festivals de cinéma au monde. Mais seuls les douze premiers comptent vraiment. Les 2988 autres sont condamnés à l’insignifiance. Mon but était d’accéder et de rester dans les premiers festivals du monde.
– Comment?
– J’ai construit une structure administrative et comptable qui n’existait pas. J’ai appliqué des lois retenues de Migros et Ringier. J’ai aboli la direction unique, créé un département communication et trois postes de directeurs: artistique, opérationnel et financier. Aujourd’hui, nous n’avons pas un franc de dette. Le budget est équilibré. Le festival doit être géré comme une PME [20 personnes y travaillent à l’année et plus de 600 durant les dix jours du festival], mais avec les particularités d’un éditeur de presse. Sur le choix des contenus, le directeur artistique [Carlo Chatrian] dispose de 99,5% d’indépendance par rapport au président. C’est comme un journal: je nomme un rédacteur en chef et je le laisse agir avec une autonomie totale.
Une autonomie de 99,5%…
Il y a une infime marge où le dialogue doit être possible. Mais qui n’a jamais servi. Une seule fois, la programmation envisageait de projeter un film ouvertement islamophobe. Nous avions reçu des menaces très sérieuses et nous nous posions des questions. Par chance, le film a finalement été jugé si mauvais par la direction artistique qu’il n’avait simplement pas été programmé.
Quels étaient vos objectifs en arrivant au festival?
Je voulais rendre le festival «too big to fail» [trop grand pour faire faillite]. Mais la réalité est toute autre dans le cas d’un festival: plus il grandit, plus il devient fragile.
Pourquoi?
La visibilité que nous offrons fait des envieux chez les politiciens, surtout locaux. Il faut faire attention à ne pas les laisser envahir nos structures: le festival n’est pas institutionnel. En outre, si un petit festival fait un mauvais choix artistique, cela passera certainement inaperçu. Le Festival de Locarno ne peut plus se le permettre.
Comment faire croître le festival?
C’est notre drame. Nous devons croître, sinon nous régressons. La croissance est nécessaire, voire indispensable, mais elle est toujours problématique. Des lois inébranlables régissent la vie d’un festival: les recettes – qui dépendent notamment de la météo – et les dépenses – qui dépendent notamment des origines des invités – sont largement incertaines. De plus, le festival doit s’inscrire dans une unité de lieu et de temps: Locarno, pendant dix jours. Nous avons quelques possibilités d’amélioration, mais on ne peut hélas pas construire d’hôtels.
L’éternel problème de Locarno…
Oui! Nous luttons actuellement pour une efficacité organisationnelle absolue. Nous pouvons créer de nouvelles salles [il y en avait dix en 2012], même provisoires. Nous pouvons augmenter le nombre de sections, développer la formation… Mais impossible de construire des hôtels! Les investisseurs devraient pourtant comprendre qu’après l’ouverture d’AlpTransit en 2016 [ligne ferroviaire sous les Alpes], la région va connaître un boom touristique.
Sur 12,5 millions de francs de budget (11,4 millions en 2011), 44% proviennent de subventions publiques. Comment cela se répartit-il entre Berne, le Tessin et Locarno?
Le canton est le plus généreux avec 2,5 millions. Berne nous donne environ 2 millions et la commune de Locarno et celles de la région, le reste.
Les festivals suisses sont en concurrence entre eux pour les subventions fédérales…
Les présidents des festivals peuvent être des amis, mais les festivals sont en lutte permanente. [Les Journées de] Soleure et [Visions du Réel à] Nyon ne sont pas nos concurrents: le premier est plutôt une représentation de films suisses et le second est un festival de documentaires. En revanche, pour les subventions, nous sommes en concurrence avec le Festival de Zurich. Heureusement, la Confédération privilégie Locarno.
Pourquoi?
Sur les 3000 festivals de cinéma au monde, il faut voir lesquels sont de vrais festivals. Entre la genèse du Festival de Zurich et celle de Locarno, il y a une différence fondamentale. Locarno est né en 1946 en tant que festival de contenu, de liberté, un festival qui a représenté toute l’histoire du cinéma et qui témoigne des capacités d’innovation encore aujourd’hui. Le glamour est pour nous secondaire.
Locarno et Zurich, deux rivaux?
Créer le Festival de Zurich en 2005 n’était pas nécessaire. Locarno suffisait. Mais cette concurrence a des côtés positifs. Cela fait comprendre aux Tessinois que le festival n’est pas un cadeau du ciel, mais une conquête à mériter jour après jour. Et les temps ont changé; le festival doit tenir compte qu’il faut aussi, à côté du contenu, faire un peu de glamour.
D’où la venue d’Harrison Ford et de Daniel Craig en 2011?
Cet événement a été emblématique d’un changement de cap à Locarno, mais le facteur chance a beaucoup joué. Ils se déplaçaient avec 30 personnes, il fallait prévoir des hôtels, des voyages, des limousines, des hélicoptères… C’était totalement au-delà des moyens de Locarno, mais nous avons pu les inviter dans le cadre d’une tournée européenne.
Le Festival de Locarno est aussi un lieu de rencontre; on le compare parfois à un mini-Davos…
Comme un «micro-Davos» pour les rencontres informelles, pas les conférences. Je suis convaincu que Locarno doit être un endroit où la politique fédérale se rencontre, c’est même une stratégie de notre part. Le fait que l’on projette le film sur Christoph Blocher cette année n’a rien à voir; c’est un choix purement artistique.
«Swisscom vient de signer jusqu’en 2016»
Le Temps: Selon nos calculs, chacun de vos quatre sponsors principaux (la société électrique tessinoise AET, Manor, Swisscom et UBS) paie entre 500 000 et 600 000 francs. Est-ce correct?
Marco Solari: Ce sont vos calculs, nous ne pouvons pas donner de chiffres.
On a vu récemment Swisscom quitter les festivals de musique. Va-t-il rester à Locarno?Swisscom vient de signer une prolongation du contrat jusqu’en 2016. Rien ne laisse supposer que les grandes entreprises pourraient nous abandonner.
Les sponsors principaux ont-ils un droit de regard sur la programmation?
Jamais! Jamais un seul d’entre eux n’est intervenu dans les débats culturels. Un seul exemple: notre directrice artistique avait fait le choix de projeter un film ultraviolent, très brutal, le soir où UBS invitait l’ensemble de ses clients. Le lendemain, la banque nous avait dit: «Ça, c’est un problème.» Mais de manière très délicate.
Les sponsors veulent de la visibilité. Locarno vend de la culture. Est-ce compatible?
C’est un jeu très fin. Contrairement au sport, dans la culture, le sponsoring ressemble davantage à des partenariats créant des situations gagnant-gagnant. Lorsqu’un chef d’entreprise fait du sponsoring dans la culture, il fait en quelque sorte du mécénat. De plus, la Suisse italienne est un élément à part entière de l’équilibre suisse. Il n’aurait pas été dans l’intérêt général d’humilier cette région en laissant mourir le Festival de Locarno. C’est aussi cela que soutiennent nos sponsors. Enfin, ces derniers savent qu’en arrivant à Locarno, ils s’insèrent dans un contexte où chacun a ses droits et sa visibilité selon son statut.
Concrètement?
La Piazza Grande est par exemple réservée aux sponsors principaux. Ce qui ne veut pas dire que les autres ne peuvent pas y acheter un peu de présence (Moët & Chandon offre «l’excellence award», par exemple). Mais tout cela est d’abord discuté avec les sponsors principaux; ils sont les fondements de la cathédrale du festival. On ne fait rien sans les avoir engagés dans la discussion.
Que se passe-t-il si deux concurrents veulent la même place?
Chacun de nos sponsors principaux possède un contrat d’exclusivité et donc un droit de veto. Manor pourrait empêcher Coop ou Migros de rejoindre le premier cercle. Idem avec les télécoms: ayant Swisscom, nous n’aurons jamais Orange ou Sunrise comme sponsor principal. UBS possède l’exclusivité en ce qui concerne le domaine financier. Dès lors, pour éviter un éventuel clash, nous avons proposé à La Poste d’être partenaire logistique.
Etes-vous ouvert à l’arrivée d’un cinquième sponsor principal?
Les quatre principaux sont un peu timides pour l’ouverture du premier cercle à un cinquième. Nous privilégions le monde de l’horlogerie, mais nous pourrions également imaginer nous diriger vers la pharma ou la chimie.
Le nombre de sponsors principaux est-il illimité?
Non, c’est une question de visibilité. D’un autre côté, nous devons croître, ce sont donc des équilibres subtils. Mais des solutions existent toujours.
Marco Solari, homme de réseaux
Né en 1944 à Berne, le Tessinois Marco Solari obtient sa licence à Genève, sous la direction de Jean-François Bergier. Il arrive en 1972 à la tête de l’Office du tourisme du Tessin. En 1988, il est propulsé au niveau national par le Conseil fédéral pour coordonner les célébrations du 700e anniversaire de la Confédération. Par la suite, il sera administrateur délégué de Migros et vice-président du groupe de médias zurichois Ringier (actionnaire du Temps à 46,23%). Dès 2000, il prend la présidence du Festival du film de Locarno. Il n’envisage pas de quitter cette place car, selon lui, «l’unique personne qui a le droit de vieillir, dans un festival, c’est le président».