Avec Vox Usini, présenté dans le cadre du festival Visions du Réel à Nyon, Déborah Legivre, jeune cinéaste de 32 ans, signe son premier film. Un documentaire engagé qui retrace l’histoire de l’Usine, lieu mythique de la scène alternative genevoise, à travers les témoignages de ceux qui le font vivre.

Le Temps: Que représente l’Usine pour vous?

Déborah Legivre: L’Usine est un espace de liberté et d’expression, le lieu de tous les possibles. Ayant grandi en France voisine, je n’ai découvert le centre autogéré que vers l’âge de 17-18 ans. C’était l’exaltation. J’y ai vu beaucoup de concerts et fait la fête avant d’y travailler. Comme caissière d’abord, puis comme projectionniste, métier que j’ai appris au cinéma le Spoutnik et que j’exerce encore actuellement. Après avoir étudié les beaux-arts à Annecy puis les Arts Appliqués à Genève, l’Usine a été ma seconde école.

– Comment est né le projet Vox Usini?

– En 2010, le paysage culturel genevois s’était considérablement assombri. Beaucoup de lieux alternatifs fermaient: Artamis en 2008 et le Rhino en 2007. Les inquiétudes grandissaient autour de l’avenir de l’Usine. On avait le sentiment d’être à la fin d’une histoire, on voulait marquer le coup et raconter l’Usine de l’intérieur. L’idée d’un film a germé au fil des discussions. Avec quelques camarades, on a alors commencé à tourner pendant six mois, un an, et puis, le projet s’est essoufflé.

– Le film aurait donc pu ne jamais voir le jour?

– Oui. En 2013, j’ai repris le projet en main et mené 35 entretiens avec l’aide de Jules de Bernis. Par amateurisme sans doute, nous n’avions pas fixé de limite, nous voulions reproduire le schéma horizontal de l’Usine où chaque voix compte. L’idée était de créer un espace pour recueillir la parole de ceux qui avaient fait et qui faisaient l’Usine en remontant aux origines. A l’époque, il y avait un réel besoin d’expression, tout le monde voulait vider son sac. Par la suite, j’ai rédigé la trame narrative, réalisé un deuxième tournage sur les activités du lieu, et sélectionné les séquences pour monter le film.

– Vox Usini est votre premier long-métrage, pourquoi avoir choisi le cinéma?

– Je me suis toujours intéressée à l’image, à travers différents projets artistiques menés au cours de mes études, mais j’ai réellement découvert le cinéma en travaillant au Spoutnik. J’ai alors dévoré chacun des films projetés pour le public. Les sujets des films étant souvent proches du grand reportage, je me suis naturellement tournée vers le documentaire.

– Le film retrace l’histoire du centre autogéré avec parfois une certaine nostalgie, est-ce que l’Usine a su conserver son identité?

– Oui, je crois. Certes, elle a évolué et s’est professionnalisée. Cela implique davantage de responsabilités, mais permet aussi de proposer une palette d’activités plus riches. On peut être subventionné sans être asservi. Le film se veut porteur d’espoir, il montre une jeunesse prête à se mobiliser pour conserver un lieu qui reste l’un des piliers de la culture alternative à Genève. La réalité, c’est qu’aujourd’hui la pression est énorme sur l’Usine, précisément parce que les lieux festifs et accessibles manquent. Il faut gérer un public qui vient en masse et cela n’est pas toujours facile.

– Ce public justement, n’a-t-il pas perdu la conscience, le militantisme et les valeurs d’antan?

– Le public de l’Usine est hétéroclite par définition. Il y a toujours eu des gens qui venaient uniquement pour consommer, mais cela s’est effectivement aggravé ces dernières années. En travaillant à la caisse, j’ai parfois entendu dire que l’entrée était trop chère. Les gens sentent l’aura du lieu, mais n’ont pas toujours conscience des enjeux, du bénévolat derrière chaque concert. C’est aussi le devoir de l’Usine d’informer, d’expliquer le sens du projet.

– Comment voyez-vous l’avenir de la culture alternative à Genève?

– La bataille va être longue. Je m’inquiète d’un carcan normatif toujours plus rigoureux qui entrave parfois les activités proposées et cela est malheureusement commun à de nombreux domaines, en particulier le milieu associatif. En ce sens, les manifestations de l’automne dernier pour la culture et celles qui ont réuni acteurs culturels, fonctionnaires et syndicats ouvriers me semblent être un signal positif. Concernant le bras-de-fer avec l’Etat autour des buvettes, la situation n’est toujours pas résolue. Les négociations s’apparentent d’ailleurs davantage à un dialogue de sourds. Depuis 25 ans, l’Usine a pourtant prouvé qu’elle avait sa place à Genève, à l’instar d’autres lieux mythiques que l’on retrouve dans toutes les villes Européennes, du Melkweg à Amsterdam, à la Friche de la Belle de Mai à Marseille.