Ema brûle un feu rouge. Non de façon imagée, en commettant une infraction au code de la route, mais littéralement, avec un lance-flammes. Le fleuron de la signalisation routière se consume dans l’indifférence de la nuit chilienne. Cheveux platine coupés court, regard intense, tête à claques, Ema (Mariana Di Girolamo) est une danseuse au tempérament volcanique. Avec son compagnon, le chorégraphe Gaston (Gael Garcia Bernal), elle a adopté un enfant. Hélas! Le petit Polo n’est pas le bout de chou qu’ils escomptaient. Il aurait brûlé la joue de la sœur d’Ema et enfermé le chat dans le congélateur… Ses parents l’ont donc rendu aux services de la protection de l’enfance. Ils doivent à présent expier cette infamie.

Le couple explose. Ema traite Gaston d’«impuissant au cerveau pourri». Gaston se venge en tyrannisant la compagnie de danse, en rabaissant Ema. Elle tire sa révérence et part à la dérive.

Chef de file du nouveau cinéma chilien, Pablo Larrain est un réalisateur passionnant chez qui l’originalité des sujets le dispute à l’élégante efficacité de la mise en scène. No raconte comment un jeune publicitaire mène la campagne qui aboutit à la destitution de Pinochet; El Club se faufile dans une communauté de religieux bannis pour avoir commis différents crimes et Neruda imagine un pas de deux entre la répression policière et l’inspiration poétique. Le réalisateur s’exporte même aux Etats-Unis où il tourne Jackie, brillante évocation de la veuve Kennedy. De retour au pays, il signe avec Ema y Gaston un manifeste de dinguerie latino, un brûlot qui offusque avec panache la morale.

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Tigresse jalouse

La scène est à Valparaiso, ville portuaire grise comme l’océan dont les brumes tamisent les couleurs, tirant le rouge vif du côté de la lie de vin et le vert pétard de celui de l’épinard bouilli. Il faut un moment pour s’accoutumer à la narration fragmentaire et s’adapter à l’exubérance exaspérée des personnages, pour pénétrer des dialogues pleins de rancœurs et de sous-entendus, pour comprendre les enjeux. Et puis, emboîtant le pas à la danseuse brindezingue, on se laisse emporter par le rythme: transe reggaeton collective devant une boule de magma rouge, déambulation de deux hommes-orchestres qui cabriolent harnachés de percussions tonitruantes…

Dans le soir qui vient, Ema danse seule sur le front de mer. Elle danse aussi sur le bureau de Raquel, l’avocate qu’elle consulte. Elle vampe cette prude brune, elle l’emmène dans une soirée entre copines où la sensualité du désespoir culmine en orgie. Elle ne boude pas les hommes: dévoyant le concept de «pompier pyromane», elle s’envoie en l’air avec un officier du feu dans son beau camion rouge et joue avec sa lance d’incendie. Ema est une dévoreuse, sexuellement hyperactive comme en témoigne un montage d’étreintes en tous genres. Une tigresse jalouse, qui surgit de la nuit pour arracher du lit de Gaston la rivale qui s’y vautre…

Ema y Gaston se termine bien. Il y a des retrouvailles, des reconfigurations familiales qui contreviennent certes au catéchisme d’un papa et d’une maman, mais on ne va pas bouder son plaisir. Ema la caractérielle, l’incontrôlable, avait un plan et elle l’a exécuté à la perfection. Au crépuscule, on peut toujours la voir qui arpente les rues avec son lance-flammes, éjaculant sa lave vengeresse.


Ema y Gaston, de Pablo Larrain (Chili, 2019), avec Mariana Di Girolamo, Gael Garcia Bernal, Santiago Cabrera, Paola Giannini, 1h47.