Emilie Bujès, directrice artistique de Visions du Réel: «Il nous importait de tenir nos engagements»
Cinéma
Le coronavirus a fermé les salles de cinéma et invalidé le festival du film documentaire de Nyon, qui se replie sur internet. Comment se déroule cette mutation audacieuse?

Nous ne toiserons pas le bleu Léman depuis le château de Nyon, nous ne dégusterons pas de filets de perches Au Cheval Blanc, nous ne baguenauderons pas devant la salle communale… Face à la crise du coronavirus, la 51e édition de Visions du Réel, agendée du 24 avril au 2 mai, a choisi de se dématérialiser. Le festival prépare une formule alternative et inédite, uniquement sur internet. Emilie Bujès, directrice de la manifestation, fait le point.
Le Temps: Comment s’est prise la décision de faire un festival en ligne?
Emilie Bujès: Nous n’avons pas eu vraiment le choix dans la mesure où les rassemblements sont interdits et les cinémas fermés jusqu’au 30 avril. Nous nous sommes naturellement posé la question de repousser le festival. Mais il y avait une incertitude sur la durée de la crise. Sur les conséquences financières aussi: prolonger le travail a des implications budgétaires sérieuses. Il y a aussi des problèmes d’espaces indisponibles, de gens engagés ailleurs. Il faut également prendre garde à ne pas mettre en péril l’édition 2021 en repoussant trop loin celle de cette année. Il nous importait de tenir nos engagements.
L’industrie du cinéma est angoissée par ce qui se passe. Beaucoup de choses seront encore annulées dans les semaines et les mois à venir. Je n’ai pas envie d’«abandonner» les réalisateurs-trices, les producteurs-trices ou le public. Nous avons cherché une solution pour pouvoir donner une vie à ces films, fût-elle différente de ce qui avait été prévu.
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Quelles difficultés techniques et juridiques rencontre-t-on lorsqu’on change la modalité de présentation des films, passant de la salle à la plateforme?
Nous n’allons pas nous occuper personnellement des problèmes techniques! Pour le moment nous nous sommes associés à Festival Scope. Cette plateforme en ligne, avec laquelle nous travaillons déjà, comporte une interface professionnelle très pratique pour rattraper un certain nombre de films de festivals et une interface publique qui reproduit les conditions d’un festival ou d’une salle de cinéma en proposant un accès limité dans le temps à un nombre fini de spectateurs – qui peuvent même être géolocalisés. L’idée est d’avoir le maximum de films des compétitions internationales sur Festival Scope.
Contrairement à d’autres festivals qui ont déjà dû revoir leur édition, nous travaillons avec des premières mondiales. C’est évidemment très sensible. Nous sommes en discussion avec tous les ayants droit. C’est délicat parce qu’ils ont travaillé des années sur leur film et ont ainsi, encore davantage, besoin d’entrer en contact avec le public pour cette première présentation.
Les échos sont pour l’instant bons, mais nous n’avons pas fini. Je ne sais pas quel pourcentage de films pourront être montrés dans ces conditions. Nous sommes aussi en discussion avec la RTS pour la compétition nationale. Il faut encore vérifier les possibilités techniques, mais la télévision, qui est un partenaire privilégié, est très ouverte à nous soutenir.
Des discussions online sont-elles prévues?
J’aimerais bien. Beaucoup de cinéastes nous en parlent. Nous voulons d’abord nous assurer de la quantité de films que nous pourrons mettre en ligne et préparer les activités de l’Industry. C’est un gros travail de mise en place, assez complexe à faire en télétravail. Nous réfléchissons à des débats, des rencontres, mais nous n’arriverons sans doute pas à préenregistrer 80 débats.
En revanche, nous avons le temps de faire des capsules, de demander aux cinéastes de nous envoyer des messages et de faire certains débats. C’est une chance de pouvoir créer des formats que nous n’aurions jamais eu le temps d’inventer, d’imaginer une dimension conviviale différente.
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Vous imprimez un catalogue?
Non. Nous ferons le catalogue, mais il restera digital. Il représentera l’édition telle qu’elle aurait dû être, car nous étions prêts. Nous avançons à petits pas parce que les choses peuvent encore évoluer. Un enjeu essentiel est de ne pas se couper d’une partie de notre public qui trouverait trop complexe la mise en ligne. Nous avons envie de produire des supports papier pour faciliter l’accès à la plateforme et aux films.
Pour certains spectateurs, il est plus facile d’avoir la liste des films avec une petite description et un schéma expliquant sur quelle page cliquer. Nous réfléchissons à des outils de communication pour faciliter l’accès, pour que les gens enfermés chez eux puissent «profiter» de l’offre, dès le 17 avril déjà.
Pensez-vous que 2020 marque un tournant dans l’histoire des festivals de cinéma?
Difficile à dire… Cette épreuve va-t-elle changer le monde? Je vais dire quelque chose qui peut avoir l’air un peu banal, mais auquel tout le monde pense certainement: est-ce que l’humanité va accepter cette leçon d’humilité? Se demander ce que cette épreuve doit signifier? Les festivals, et j’y inclus Visions du Réel, pourront sans doute s’interroger sur certains points, notamment la question écologique.
www.visionsdureel.ch