Pour ses 20 ans, Le Temps met l’accent sur sept causes. Après le journalisme, notre thème du mois porte sur l’égalité hommes-femmes. Ces prochaines semaines, nous allons explorer les voies à emprunter, nous inspirer de modèles en vigueur à l’étranger, déconstruire les mythes et chercher les éventuelles réponses technologiques à cette question.

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C’est une porte en bois massif nichée sous des arcades, comme il en existe des milliers à Barcelone. Juste en face se trouve le parc de la Citadelle, où des nounous promènent lentement des berceaux sur la pelouse encore humide. Passeig Picasso 32. La sonnette mentionne qu’il s’agit de «Lust Productions». Dans ce quartier chic de la capitale catalane, aucun passant ne pourrait deviner qu’il est devant l’antre de la reine de la pornographie.

Pourtant, Erika Lust est célèbre. En dix ans à peine, cette Suédoise naturelle et enjouée est devenue la plus populaire des réalisatrices X au monde, brisant les codes du genre et faisant du porno un art décomplexé, esthétique et féministe. Son site, Xconfessions.com, revendique près de 500 000 clients, qui paient pour avoir accès à un catalogue de 300 films parfois réalisés par elle, parfois par des confrères dont elle apprécie le travail. Deux nouvelles vidéos sont publiées chaque mois sur la base de récits sexuels livrés à Erika sur son site, en majorité par des femmes. Les fantasmes décrits sont tous différents: un jeu de domination avec son psychologue, une pause coquine avec son patron, une scène lesbienne…

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Luxure

C’est pourquoi, chez Lust Productions, le rythme de travail est soutenu. Dans un open space baigné de lumière, une dizaine de personnes, la plupart trentenaires, s’activent derrière leurs écrans. Avec 17 employés, la société se porte bien: son chiffre d’affaires était de 3 millions d’euros en 2016 et a pratiquement doublé en 2017. Un miracle, dans un secteur où YouPorn et d’autres sites pornos gratuits imposent une concurrence féroce aux producteurs.

Outre les bénéfices provenant de la vente de films, l’entreprise commercialise aussi des sex toys sur internet ainsi que d’autres produits dérivés, comme des livres. Pablo Dobner, associé et partenaire d’Erika Lust, nous accueille en souriant. La pornographie n’est ni sale, ni honteuse, explique-t-il. «Les gens viennent ici comme ils entreraient dans une boutique Hugo Boss.» Erika Hallqvist, de son vrai nom, arrive en courant: elle est en retard et s’en excuse en espagnol. Celle qui a choisi le mot «luxure» en anglais comme patronyme d’emprunt a investi le secteur sur le tard, en 2004. Par conviction: la jeune femme, qui avait suivi des études de genre en Suède, était révoltée par l’image de la femme dans la pornographie mainstream.

Monolithique

«La pornographie est monolithique, explique-t-elle. Elle est ennuyeuse, répétitive et machiste. Dans la plupart des films grand public, la femme est tout simplement au service de l’homme et de sa jouissance. En outre, elle y est satisfaite généralement grâce au coït, alors que toutes les études montrent que le plaisir féminin est majoritairement clitoridien…» Son premier film, The Good Girl, présente avec humour les expériences salaces d’une jeune Espagnole. En 2007, il est récompensé par plusieurs prix. Par la suite, ses œuvres suivent la même veine: des hommes et des femmes modernes et sensuels, des images très léchées.

Dans la plupart des films grand public, la femme est tout simplement au service de l’homme et de sa jouissance. Elle y est satisfaite généralement grâce au coït, alors que toutes les études montrent que le plaisir féminin est majoritairement clitoridien…

Erika Lust

Contrairement à certaines de ses confrères, Erika Lust n’a jamais elle-même tourné dans des films X. Mère de deux enfants et travailleuse acharnée, elle a décidé de révolutionner le secteur comme elle l’aurait fait sur un autre marché: étape par étape, en s’entourant des bonnes personnes. Au premier rang desquelles son compagnon, le catalan Pablo Dobner, spécialiste en marketing, qui a appliqué ses connaissances au domaine du X.

Pornographie éthique

Leur credo? Les femmes aussi ont le droit d’aimer la pornographie, le sexe en général, et ce quelles que soient leurs préférences. Erika Lust s’attache donc à filmer des femmes de toutes origines, avec tous types de physiques, mais qui sont actives dans la gestion de leur plaisir et de leurs désirs. Elle représente également la scène depuis leurs propres yeux. «Mais lutter pour l’égalité des sexes, c’est aussi proposer des conditions de travail respectueuses», ajoute la réalisatrice, qui revendique une «pornographie éthique». «Tout comme dans l’industrie textile, les consommateurs de pornographie devraient pouvoir savoir si ce qu’ils achètent a été fabriqué non pas par des esclaves, mais par des personnes libres et consentantes, rémunérées selon les tarifs légaux de la profession.» Elle vient d’ailleurs de diffuser sur son site le premier épisode d’une série documentaire intitulée Sex Work is work, qui donne la parole aux travailleurs du sexe Maria Riot et Dante Dionys.

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Pour certaines pornographes féministes pionnières du genre comme Anna Span ou Shine Louise Houston, le discours de la Suédoise pourrait sembler quelque peu convenu. Car à côté des vidéos underground de ces militantes de la première heure, la démarche d’Erika Lust est moins radicale. Mais jusqu’à présent, aucune d’entre elles ne s’est risquée à critiquer la nouvelle reine du X, se félicitant avant tout du succès populaire de celle-ci. En Espagne, Erika Lust est une vraie star. Elle a même lancé le site pédagogique Thepornconversation.org, qui donne des conseils aux parents qui souhaiteraient parler de X avec leurs enfants.

Dernièrement, elle s’est aussi attaquée au marché américain, cœur historique de la pornographie. Le 24 mars, plusieurs de ses films ont ainsi été diffusés à Los Angeles. «Je veux que les spectateurs puissent les voir sur grand écran, comme au temps de l’âge d’or du X, quand Gorge Profonde passait au cinéma et que tout le monde en parlait, affirme-t-elle. Nous visons des projections à New York, à Londres, à Buenos Aires, mais aussi à Tokyo!»


FIGURES INSPIRANTES

Jill Soloway

Cette scénariste et productrice américaine est l’une de celles qui défendent le mieux le «regard féminin» au cinéma. Je suis totalement fan, je regarde tout ce qu’elle fait, comme la série Transparent.

Mes deux filles

Je ne souhaite pas donner leurs noms car je les protège, mais elles ont changé ma vie. Devenir mère m’a permis de voir les choses avec une tout autre perspective et de m’ouvrir au monde.

Madonna

Elle était très en avance sur son époque. C’est une pionnière qui a contribué à faire évoluer l’image de la femme.