Certains films ne se révèlent pleinement qu’à la révision et pour l’avoir testé, on ose affirmer que «Personnal Shopper» est de ceux-là. Ennuyeux, si l’on n’a pas l’intention, l’envie ou les moyens de les voir deux fois! D’autant plus qu’Olivier Assayas est encore loin de posséder l’aura d’un Hitchcock, d’un De Palma ou d’un Lynch, cinéastes pour lesquels ce fait est quasiment accepté… C’est sans doute là que la critique peut se montrer le plus utile, en commençant par ce mea culpa: comme la plupart des confrères, nous n’avions vu que la moitié du film à Cannes, d’où une première impression mitigée. Car derrière une surface séduisante, quoique déceptive et pour finir décevante, se cache en effet un film passionnant, soigneusement composé sur plusieurs niveaux.

Le film apparent, annoncé par le titre, est le portrait d’une jeune femme d’aujourd’hui confrontée à certains paradoxes du monde moderne. Américaine à Paris, Maureen a trouvé un job de «personal shopper», autrement dit d’acheteuse d’articles de mode/luxe, pour Kyra, une célébrité trop occupée. Avec une ligne de crédit surréaliste pour le commun des mortels, elle court donc les boutiques et y fait preuve d’un goût certain, choyée par le personnel. Mais au fond, elle déteste ce job alimentaire et se fiche complètement de cet univers factice. Parce qu’elle a gardé les pieds sur terre? Oui et non, parce que sa véritable raison d’être en Europe est autre: renouer contact avec Lewis, son frère jumeau brutalement disparu d’une insuffisance cardiaque qu’ils partagent.

Fantastique Kristen

C’est là le deuxième niveau du film. De retour dans la demeure où son frère a vécu, Maureen joue les médiums et réussit à entrer en contact avec un esprit. Elle découvre aussi que son intuition de l’au-delà a été partagée par des artistes tels que Victor Hugo et Hilma af Klint, précurseure suédoise de la peinture abstraite. Mais comment s’y retrouver avec le passé et l’au-delà quand l’ici et maintenant est lui-même devenu largement virtuel? Plus occupée avec des machines que des gens, Maureen communique par Skype avec son petit ami Gary, informaticien occupé à Oman, puis «chatte» avec un inconnu qui titille son désir de transgression. Bref, c’est là tout un film fantastique à base de désirs et de peurs, avec des références plus «nobles» et l’hypercontemporain en prime.

Mais il est encore un troisième niveau, moins évident, qui tient de la mise en abyme. A savoir une actrice célèbre, Kristen Stewart, qui joue à l’inconnue, Maureen, sous l’œil attentif d’un cinéaste soucieux de saisir sa vérité profonde. S’inspirant au passage de sa vie publique de jeune rebelle hollywoodienne plus ou moins «scandaleuse», le film fait apparaître ce qu’on avait toujours deviné: outre la comédienne d’exception peu portée sur le star-system, une jeune femme intelligente portée par sa curiosité et son envie de dépasser les limites. Regard de vieux pervers sur une chair fraîche? Sûrement moins qu’Hitchcock et consorts! Tout le film peut ainsi être lu à partir du rapport complexe entre l’artiste et sa muse – un approfondissement de leur première rencontre sur «Sils Maria».

Le plus beau dans «Personal Shopper» est comment ces trois niveaux coexistent harmonieusement et même se complètent. Le premier, fait de solitude et d’errances mais aussi d’observation aiguë de l’insatisfaction tapie derrière le vernis «bling-bling», possède une dimension quasi «antonionienne». On peut déjà s’y abandonner avec délice. Ce qui mène d’ailleurs directement au troisième, en scrutant avec le cinéaste la moindre nuance de l’actrice: apparences, jeu, humeurs ou simple frémissement volé – comme le fit autrefois l’auteur d’«Identification d’une femme» avec Monica Vitti, de «L’avventura» au «Désert rouge».

L’art comme médium

En réalité, c’est plutôt le niveau fantastique intermédiaire qui peut poser problème. Parce qu’il convient ici de le prendre au sérieux alors que le cinéma dominant en a fait un genre autoréférentiel et vain? Entre apparitions fantomatiques, faux docu-drame télévisuel sur Hugo tournant les tables à Jersey, jeu du chat et de la souris sur téléphone portable (avec un inconnu qui pourrait être Lewis ou le glaçant Ingo, l’ex-amant de Kyra) et même crime horrible, il y a certes de quoi s’égarer. Mais au fond, c’est bien de notre peur de la solitude et de la mort, de notre espoir d’un au-delà même irrationnel, bref, de nos désirs contradictoires à tous qu’il s’agit. Autant de sentiments enfouis que Kristen Stewart canalise telle une authentique médium, tiraillée entre tentation et rejet d’une vanité mortifère.

Tout en surfant sur l’écume d’une modernité saturée d’écrans, le récit se pare de mystères stimulants, effleure eros et thanatos avec une rare délicatesse. De son côté, en privilégiant le plan-séquence et en limitant son recours à la musique («Das Hobellied» chanté par Marlène Dietrich durant une séquence clé), la mise en scène traque la vérité intime d’une actrice surexposée, l’invisible dans un monde d’un matérialisme terrifiant. Du grand art, assurément, qui voit Olivier Assayas parvenir, à 60 ans, à concilier tout ce qui l’a toujours confusément travaillé, d’«Irma Vep» à «Sils Maria» en passant par «Demonlover» et «L’Heure d’été».

Quel dommage si la réception d’un 16e opus aussi riche devait dépendre de sa dernière phrase, elle encore très juste mais particulièrement trompeuse! Et si on accordait plutôt un certain crédit au cinéaste qui nous invite à regarder aussi intelligemment l’actrice la plus captivante du moment?

**** Personal Shopper, d’Olivier Assayas (France – Allemagne, 2016), avec Kristen Stewart, Lars Eidinger, Sigrid Bouaziz, Anders Danielsen Lie, Ty Olwin, Nora von Waldstätten, Benjamin Biolay. 1h45