«Le Fils de Saul»: descente au cœur du mal
Cinéma
Dans le sillage d'un Sonderkommmando, «Le Fils de Paul», situé à Auschwitz en 1944, donne à voir le quotidien de l'Holocauste. Un film brillant, une expérience terrible

L’image émerge du flou. Le bruit enfle et se précise: halètement de locomotive, cris de peur, aboiements… Une silhouette se dessine. Une veste grise barrée d’un X rouge dans le dos, un regard fiévreux où la terreur et la honte se mêlent – le «visage d’un ptérodactyle» note un critique anglais.
On est en 1944, à Auschwitz-Birkenau: l’usine de mort fonctionne à plein régime. Les historiens estiment que plusieurs milliers de juifs étaient assassinés quotidiennement. Saul Ausländer (joué par l’écrivain Géza Röhrig) est membre d’un Sonderkommando, ces unités de travail composées de prisonniers, majoritairement juifs, qui, dans les camps d’extermination, étaient contraints de collaborer avant d’être éliminés…
Le vif de la plaie
Ancien assistant de Bela Tarr, László Nemes, 38 ans, évoque dans son premier long-métrage les camps de la mort comme on ne les avait jamais ressentis. Adoptant le point de vue du lumpen de la Shoah, le réalisateur hongrois entre dans le vif de la plaie. Saul guide les déportés du train à la douche. Il récupère leurs richesses. Il récure les douches, évacue les corps – les «pièces» disent les kapos. Il pellette des monceaux de cendres. Il court, fuit en avant, prend des coups, retire sa casquette et baisse la tête quand passe un Allemand.
Vidéo. Voir la bande d'annonce
Un enfant a survécu à la chambre à gaz. Le médecin l’euthanasie en lui pinçant le nez. Saul se découvre une fibre paternelle pour ce petit garçon. Il refuse qu’on l’incinère, qu’on lui nie son identité. Il se démène pour trouver un rabbin qui dirait le Kaddish, espère donner à l’enfant une sépulture décente.
Ce fil narratif ne pèse pas lourd dans un dispositif cinématographique épuisant, qui relève de l’art chorégraphique pour suggérer la dualité de l’expérience concentrationnaire faite de chaos et d’organisation. «Sur le plateau, on mettait d’abord en place le fond, le mouvement des figurants qui détermine les règles de l’usine de mort, puis on introduisait le personnage principal, l’action principale au cœur de ce flot organique», explique le réalisateur.
Lire l'interview du réalisateur: «Un récit archaïque dans l’usine de mort»
Davantage que sur un scénario, Le Fils de Saul repose d’abord sur la force visuelle. Dans ce film à petit budget, pas question de reconstitution historique à grand spectacle. On patauge dans la sanie avec Saul, on sombre au cœur de la purulence, le reste cesse d’exister. Le format de l’écran est carré, la profondeur de champ réduite à l’extrême, la visibilité totalement nulle lorsque les fours crématoires vomissent leur fumée, le hors-champ laissé à l’appréciation du spectateur.
À déchirer l’âme
Dans un monde dominé par l’image, le film de László Nemes réimpose la puissance du son: «Au cinéma, le son est souvent réduit au cinéma à des fonctions illustratives. Il double l’information visuelle». Or il peut faire marcher l’imagination d’une manière extrêmement forte. Le son direct constitue le fondement, auquel s’ajoute 70% de travail en post-production, notamment de nouvelles couches de voix et de sound design. Cette partition raconte davantage que l’image myope. Lorsque la porte en fer de la chambre à gaz se referme, la caméra cadre Saul. Off, s’amplifie un vacarme insoutenable fait de cris, de sanglots, de fer frappé, de fer griffé… Insoutenable, ce pandémonium déchire l’âme.
Le Fils de Saul est un film d’une originalité et d’une puissance indéniables, une expérience psychologique et sensorielle extrême. Il nous entraîne dans un gouffre où nous aurions peut-être préféré ne jamais descendre. Quant on lui dit que son film est admirable mais excessivement douloureux, Lazlo Nemes répond «merci du compliment».
Le Fils de Saul (Saul Fia), de Lazlo Nemes (Hongrie, 2015), avec Géza Röhrig, Levente Molnar, Urs Rechn, 1h47