Le thème mijotait déjà avant la pandémie. Pour avoir goûté un couscous réinventé qui faisait écho à un film tunisien au festival de San Sebastian, «un de mes meilleurs souvenirs gourmands», le directeur artistique du Festival international du film de Fribourg (FIFF), Thierry Jobin, songeait depuis longtemps à ouvrir la manifestation à la cuisine.

La Berlinale et le Festival international du film de San Sebastian ont consacré des sections aux films culinaires; d’autres événements, de New York à Amsterdam, se sont même construits entièrement sur cette association. Logique, à une époque où la food fait figure d’obsession planétaire, à l’heure où Fribourg vient d’être désignée «Ville du goût 2023», avec des événements gourmands qui se succéderont jusqu’en octobre. Le public a même contribué à la programmation en désignant les meilleurs classiques du genre: Delicatessen, Les Délices de Tokyo ou Beignets de tomates vertes entre autres seront ainsi projetés au fil des dix jours de festival.

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Si la compétition de courts et longs métrages demeure «le plat de résistance, pour la diversité culturelle et contre le repli identitaire», selon Thierry Jobin, le FIFF consacre aux films culinaires sa catégorie «cinéma de genre». Mais au fait, qu’est-ce qu’un film culinaire?

Depardieu et l’umami

Le genre se rapproche parfois des films autour du sport, avec une présence marquée de la notion de compétition et l’omniprésence du suspense, selon l’ancien critique Thierry Jobin. Mais il est aussi une page blanche permettant d’aborder de nombreux questionnements actuels: place de la femme et des minorités, appropriation culturelle, conflits et colonialismes, respect de la nature, végétarisme ou régimes particuliers. Le tout donne ici au final un subtil mélange de comédies romantiques ou familiales (Tuesday Club, Soul Kitchen), documentaires sur des chefs, des lieux ou des produits (The Truffle Hunters), thrillers (Diario di Spezie) et autres films à thématique sociale (Heavy Craving). A chacun de composer sa définition et de classer ce qui reste souvent irréductible à un unique concept.

Ces dernières années, certains scénarios (A vif, The Menu) ont mis l’accent sur la surenchère actuelle de la gastronomie en termes de créativité, de luxe et de raffinement, dans le but d’offrir l’expérience ultime à une clientèle fortunée. C’est en quelque sorte le point de départ d’Umami, a Taste of Happiness, qui sera projeté ce vendredi soir en ouverture du festival et en présence du réalisateur français Slony Sow, avant sa sortie en mai. Un chef célèbre (Gérard Depardieu) a fait passer son travail et son amour de la cuisine avant sa vie de famille et sa vie tout court; sa femme s’envoie en l’air avec le critique culinaire censé leur décerner des étoiles pendant qu’il comble le vide sidéral de son existence en éclusant son fond de cave.

Des couteaux de cuisine soigneusement affûtés au scalpel du chirurgien, il n’y a parfois qu’un plan de coupe: dans Umami, le chef, terrassé par un infarctus le verre à la main, passe tout droit en salle d’op, où une équipe lui tronçonne consciencieusement la carcasse pour rafistoler ce qui reste de ses artères. Cocu et revenu de tout, notre homme remet alors sa vie en question et part pour le Japon à la recherche de l’umami, cette mystérieuse cinquième saveur que l’on retrouve dans le dashi, si bien apprivoisée par les grands maîtres nippons. Avec son casting de stars sur le retour (Pierre Richard et Sandrine Bonnaire en plus de «Gégé»), Umami évoque un paysage gastronomique franco-français très années 1980, une hygiène de vie et un tour de taille peu compatibles avec la fonction, le style et le rythme des pianos contemporains.

Deux cultures dans un plat

Depardieu se contorsionne pour faire entrer son quintal dans un hôtel capsule tokyoïte, évoquant le cercueil auquel il vient d’échapper, dans cette ultime tentative désespérée de retrouver le goût de la vie. Une quête de rédemption et de nouvelles saveurs qui entraîne le spectateur dans les paysages enneigés du nord de l’Archipel et le bouillonnement des onsen, pour une version diluée au saké d’A la recherche du temps perdu.

Dans La Saveur des ramens, d’Eric Khoo, c’est un autre épisode brutal, la mort de son père cuisinier, qui déclenche le départ de Masato. Le jeune homme part pour Singapour sur les traces de sa mère, disparue elle aussi et de sa famille maternelle, avec qui elle semble avoir rompu pour des raisons obscures. Avec pour viatiques son journal rédigé en mandarin, langue que Masato ne maîtrise pas, quelques photos de famille et la divinité bouddhique de la compassion Kannon, il rencontre une blogueuse culinaire singapourienne qui va l’initier aux délices de l’île et lui servir de guide dans cette métropole a priori plutôt hostile, afin de renouer avec sa famille et comprendre le passé.

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Masato retrouve une partie des siens et apprend à cuisiner le bak kut teh, la soupe singapourienne aux nouilles cousines des ramens, pour se souvenir de ses deux cultures d’origine, apaiser l’histoire conflictuelle entre Chine et Japon. Un joli parcours initiatique couronné par la grande réconciliation qu’offre parfois la cuisine.

Pouvoirs magiques… et maléfiques

Dès les premières scènes de Recipe for Farewell, film coréen de Lee Ho-jae, Chang-wook travaille à mains nues ses ingrédients, soulignant d’emblée que «la cuisine faite avec amour est meilleure». Ce professeur de sciences humaines qui maîtrise tout juste la cuisson des ramens, initialement, fait ses emplettes avec un soin particulier, se soucie des vertus nutritionnelles, de la fraîcheur et de la qualité de ses ingrédients, réfléchit longuement aux repas familiaux et va jusqu’à faire des recherches historiques et culturelles pour créer son propre blog culinaire. On songe d’abord qu’il tente désespérément de reconquérir son épouse Jeong da-Jeong, éditrice et entrepreneuse dynamique, dont il vit séparé. Avant de comprendre que la jeune femme, qui se sait gravement malade a fait appel à lui pour l’accompagner dans ses derniers mois de vie.

Chang-wook se découvre des ressources insoupçonnées pour faire plaisir et concocter de petites merveilles à Jeong da-Jeong et leur grand ado de fils – uniquement préoccupé de passer son bac et de voir bientôt les talons du paternel. Les japchae, ce plat riche à base de vermicelles, audacieusement pimentées qu’il concocte un jour déclenchent quelques fous rires et convoquent des souvenirs joyeux entre les anciens amants. C’est aussi le cas des maigres – poissons particulièrement appréciés des Coréens – que lui offrent des élèves reconnaissants mais que Chang-wook n’a jamais su apprêter et qui conféreraient un pouvoir énergisant, incitant à «ne jamais abandonner». Voire d’un plat de dombe noodles, qui parvient à ressusciter le souvenir de vacances heureuses ou des préparatifs du Nouvel An lunaire coréen, avec le tteokguk traditionnel et ses gâteaux de riz porte-bonheur, miracle de la fabrique d’émotions qu’est parfois la cuisine.

Plusieurs films projetés à Fribourg laissent entrevoir les pouvoirs magiques puissants, voire aphrodisiaques, de certains ingrédients, comme dans une scène culte de Soul Kitchen, de l’invité d’honneur du FIFF Fatih Akin, un des purs bonheurs de cette sélection, primé à Venise en 2009. Ou à l’inverse les pouvoirs maléfiques, paralysants, voire létaux de certains condiments, herbes, ou assaisonnements. On en a un aperçu dans Diario di spezie, de Massimo Donati, un des films les plus sombres, thriller haletant autour d’un réseau de pédopornographie. De manière totalement imprévisible, le savoir-faire d’un cuisinier virtuose va ici contribuer à sauver une situation désespérée.

Secrets de famille

Tout autre décor que celui du film taïwanais Heavy Craving, qui gravite pour l’essentiel parmi les personnages, petits et grands, d’une école maternelle. Ying-Juan est une jeune femme adorable, cuisinière dans l’institution de sa mère, femme rigide et ultra-contrôlée. Ying-Juan aurait tout pour être heureuse si ce n’est son poids, qui lui vaut le mépris et les sarcasmes des élèves et de la société. Sa mère l’inscrit à un programme de perte de poids, mais les choses ne vont pas exactement se passer comme prévu. Heavy Craving, cette histoire d’addiction et d’oralité frénétique, tend un miroir sans complaisance à nos sociétés intolérantes, grossophobes, à travers le parcours de cette jeune femme dévalorisée, harcelée pour son apparence.

Il y aura beaucoup de tsuru-tsuru ces jours à Fribourg, cette onomatopée de la succion bruyante (et satisfaite) des nouilles avec leur bouillon, plusieurs films se déroulant entre le Japon, la Corée, Singapour et les Philippines. La cuisine se fait panasiatique jusque dans la délicieuse comédie suédoise Tuesday Club, d’Annika Appelin, dans lequel un trio de fringantes sexagénaires décide de lancer une affaire de traiteur, à la faveur d’un changement de vie.

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On le sait bien, les repas de famille, d’anniversaire ou de mariage voient souvent se nouer des drames; on y révèle des trahisons, des mensonges ou de lourds secrets de famille. La table a dès lors une fonction cathartique, souvent associée aux libations et à l’ivresse qui libèrent la parole, jusqu’à des débordements incontrôlables. C’était déjà le cas du vertigineux Festen, de Thomas Vinterberg; nettement plus léger, Tuesday Club s’ouvre avec la célébration des quarante ans de mariage de Karin et Sten, couple modèle et apparemment inoxydable malgré l’usure des ans. L’anniversaire interrompu abruptement sera le prétexte à des révélations, des rencontres inespérées et une nouvelle vie nettement plus épicée que prévu.

Avec son record de 13 écrans pour 28 000 habitants, le voyage proposé chaque soir par le FIFF se prolongera grâce à huit restos partenaires qui cuisineront un repas thématique en lien avec un film.


37e Festival international du film de Fribourg, du 17 au 26 mars.