Au moment où la production hollywoodienne ne cesse de s’enfoncer plus loin dans la médiocrité, renvoyant les vrais artistes du cinéma dans les marges, qu’il fait bon de se souvenir qu’il n’en fut pas toujours ainsi! On se sent d’autant plus reconnaissant envers le Festival de Locarno de s’être lancé dans une grande entreprise de redécouverte de «l’âge d’or» de Hollywood. Après Ernst ­Lubitsch, Vincente Minnelli et Otto Preminger, c’est très logiquement qu’il en arrive aujourd’hui à George Cukor, avec une intégrale qui sera ensuite partiellement reprise à Lausanne et à Genève.

Employé modèle et malléable des grands studios pendant un demi-siècle, qui n’a jamais rédigé le moindre scénario ni réalisé ses velléités d’indépendance, Cukor est en effet la preuve éclatante de la valeur d’un système tel qu’il a existé jusque dans les années 1960. En une cinquantaine de films, ce cinéaste aussi éclectique que raffiné n’en est pas moins parvenu à imposer sa touch de metteur en scène, voire une vision du monde cohérente, dûment repérées par les tenants de la «politique des auteurs». Par quel miracle? Un amour immodéré du spectacle allié à un art de la dissimulation sans pareil, en se tenant à l’écart de tout ce qui pouvait paraître trop sérieux.

Si Cukor est resté dans les mémoires, c’est en tant que cinéaste par excellence de la femme, celui qui porta Greta Garbo, Katharine Hepburn, Judy Garland et tant d’autres à des degrés d’incandescence rarement égalés. Sans doute parce que, homosexuel, le réalisateur de Femmes (The Women, film sans acteur masculin) s’identifiait avant tout à ses héroïnes.

Mais George Cukor, c’est aussi un sacré parcours, qui le vit abandonner le théâtre pour le cinéma au début du parlant, se former sur le tas à l’art de l’image, louvoyer entre les studios pour ne pas en finir prisonnier, avaler bien des couleuvres (dont son renvoi d’Autant en emporte le vent et l’abandon de Something’s Got to Give à la mort de ­Marilyn Monroe) , atteindre son apogée dans les années 1950, enfin décrocher l’Oscar en 1964 avec My Fair Lady, pour ne terminer sa carrière qu’à 80 ans passés – le tout en cachant soigneusement sa sexualité. D’où ce constat qu’il aimait à répéter à ceux qui s’étonnaient de son succès: «Je dois être durable.»

Il y avait bien sûr beaucoup plus que cela chez cet homme secret. De l’enfance de ce fils d’immigrés hongrois, né en 1899 à New York dans le Lower East Side de Manhattan, on ne sait pas grand-chose. Juste qu’il rejeta son héritage juif – mais souffrira toute sa vie d’un physique typé – et tomba à 12 ans sous le charme du monde du spectacle.

La vie et le théâtre

Malgré un début d’études de droit pour faire honneur à une tradition familiale, c’est la passion de la scène qui l’emporte. Durant les années 1920, il se forge rapidement une réputation de metteur en scène et de chef de troupe entre Rochester, sur le lac Ontario, et Broadway, où il dirige notamment une adaptation de Gatsby le Magnifique. Pendant ce temps, Hollywood est passé au cinéma parlant et recrute des acteurs et réalisateurs à l’aise avec les dialogues: c’est l’occasion pour Cukor de faire le grand saut. En 1930, il cosigne trois films – anecdotiques – chez Paramount.

Son apprentissage a lieu dans des conditions à la fois très favorables et ingrates. Un jeune producteur qui monte, David O. Selznick, ami d’enfance, le prend sous son aile. Mais en tant que New-Yorkais cultivé, on lui confie surtout des adaptations de pièces (Les Invités de huit heures/Dinner at Eight, Roméo et Juliette) ou de romans (Les Quatre Filles du docteur March/Little Women, David Copperfield). En fait, ces premiers films paraissent aujourd’hui bien poussiéreux, aussi statiques qu’académiques.

Mais il peut aussi être fascinant d’observer une fleur qui éclot. C’est ainsi que What Price Hollywood?, qui croise deux trajectoires de comédiens, annonce déjà Une étoile est née (A Star Is Born) ou que A Bill of Divorcement marque les débuts de sa relation privilégiée avec Katharine Hepburn, qui sera la vedette de dix de ses films. Histoire d’une troupe ambulante en Angleterre avec une héroïne en travesti, Sylvia Scarlett a été réévalué malgré un échec commercial sans appel. Et dès 1936, Cukor réussit un magnifique mélodrame avec Le Roman de Marguerite Gautier (Camille), d’après La Dame aux camélias, avec Greta Garbo dans un de ses plus beaux rôles. Un peu plus tard, il triomphe avec les irrésistibles Vacances (Holiday) et Indiscrétions (The Philadelphia Story), comédies de Philip Barry dans lesquelles Hepburn et Cary Grant font des étincelles.

Toute la carrière du cinéaste se situera dès lors entre ces deux pôles, comédie (parfois musicale) et drame (sentimental), sa touche personnelle résidant dans une manière réaliste de les faire cohabiter. Penchant trop d’un côté (Femmes; Comment l’esprit vient aux femmes/Born Yesterday) ou de l’autre (Edward, My Son; A Life of Her Own), certains de ses films peuvent paraître superficiels et décevants. Mais lorsqu’il a les coudées franches, le résultat est magnifique.

Les années 1940 voient Cukor encore s’essayer à divers genres: drame religieux (Susan and God, avec Joan Crawford), suspense psychologique (Hantise/Gaslight, avec Ingrid Bergman et Charles Boyer) ou même politique (La Flamme sacrée/Keeper of the Flame, avec le couple Katharine Hepburn-Spencer Tracy). Mais c’est avec le méconnu Othello (A Double Life), drôle d’histoire d’un comédien shakespearien qui commence à confondre réalité et fiction, que Cukor trouve son thème de prédilection: vie et théâtre. Où s’arrête le spectacle, où commence la vraie vie? Ne sommes-nous pas tous en représentation? Et si le paraître n’était pas finalement plus intéressant que l’être, l’illusion supérieure au réel?

Au début des années 1950, la série de sept films réalisés sur des scénarios du couple Ruth Gordon-Garson Kanin marque un sommet. De The Actress, qui oppose vocation et famille, à Une femme qui s’affiche (It Should Happen to You), brillante comédie de la célébrité, Cukor approfondit son thème fétiche. De Madame porte la culotte (Adam’s Rib) à Je retourne chez maman (The Marrying Kind), il peut faire déborder sa prédilection pour l’univers féminin sur la question du couple – aussi étrange que cela puisse sembler de la part d’un homme qui n’en fit jamais l’expérience!

Une étoile est née

Côté mise en scène, sa fameuse direction d’acteurs s’est enrichie d’une élégance visuelle et d’un goût du plan-séquence qui rivalisent avec ceux de Lubitsch, Preminger ou Minnelli. Ne lui manque pour s’épanouir pleinement plus que la couleur et l’écran large, qu’il conquiert avec éclat dans son remake d’Une étoile est née, avec Judy Garland et James Mason (1954). Même amputé par ses producteurs (mais plus tard partiellement restauré), ce mélodrame déguisé en comédie musicale reste un pur chef-d’œuvre. Désormais, à part pour un inhabituel mélo rural, Car sauvage est le vent (Wild Is the Wind, avec Anna Magnani et Anthony Quinn), son art ne saurait plus se concevoir sans cette formidable recherche picturale avec la complicité du décorateur Gene Allen et du photographe George Hoyningen-Huene.

Les Girls, avec son scénario qui mêle différents points de vue à la manière de Rashomon, La Diablesse au collant rose (Heller in Pink Tights), sur une troupe d’acteurs itinérants dans l’Ouest, et Le Milliardaire (Let’s Make Love), avec Marilyn Monroe et Yves Montand, ne quittent plus son milieu de prédilection. Mais Cukor peut tout aussi bien signer La Croisée des destins (Bhowani Junction), sur la fin de l’Empire britannique en Inde avec Ava Gardner en métisse tiraillée, que l’audacieux cocktail sexe-psychanalyse Les Liaisons coupables (The Chapman Report). Ce dernier saboté par le producteur Darryl F. Zanuck, le cinéaste soigne son ego en portant à l’écran My Fair Lady (1964), gros succès de Broadway dont le mythe de pygmalion lui sied comme un gant: un triomphe couronné par huit Oscars, mais qui sera aussi son dernier.

Incapable de rebondir avec un projet personnel, Cukor sauve ce qu’il peut d’un Justine mal emmanché (par Joseph Strick), d’après la touffue matière romanesque du Quatuor d’Alexandrie de Lawrence Durrell. Suivent encore le picaresque Voyage avec ma tante (Travels with My Aunt) d’après Graham Greene et le téléfilm Love Among the Ruins avec Katharine Hepburn et Laurence Olivier, deux œuvres aussi personnelles que méconnues. Mais L’Oiseau bleu, catastrophique coproduction américano-russe, manque de mettre fin à sa carrière. Celle-ci s’achèvera de manière plus heureuse avec Riches et célèbres (Rich and Famous), récit d’une amitié féminine qui actualise habilement un classique hollywoodien.

Lorsqu’il s’éteint deux ans plus tard, Cukor est unanimement salué comme un maître du 7e art. Mais aussi d’un certain Hollywood qui a vécu. Trente ans après, alors que sa renommée a décliné au même rythme que pâlissait l’éclat de ses stars, que reste-t-il donc de cet auteur suprêmement civilisé et généreux, apparemment aussi étranger à la vulgarité qu’à la violence? Un mystère humain, qui s’est fait un point d’honneur de projeter le meilleur de lui-même. Et des illusions plus vraies que nature, capables d’ensorceler de nouvelles générations de spectateurs – à condition bien sûr que celles-ci veuillent bien manifester un intérêt.

,