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Léonie est une influenceuse de 14 ans, suivie par des milliers d’enfants de son âge. Ce documentaire suisse en forme de fable plonge dans les coulisses de l’influence et se penche sur le prix de la micro-célébrité

Girl Gang commence comme un conte – il était une fois une jeune fille… – raconté sur les images nostalgiques du petit matin berlinois (voir la bande annonce sur YouTube). Une fable sur la solitude moderne des jeunes filles, qui trouvent dans les petits miroirs noirs qu’elles ont en poche un accès à toutes les autres jeunes filles du monde. Rarement la vacuité des réseaux sociaux aura été décrite avec autant de poésie. Et cette simple idée narrative donne au documentaire de Susanne Regina Meures une dimension féerique, qui sonne aussi comme une mise en garde et l’inscrit immédiatement au-delà du portrait individuel, pour tenter celui d’une époque.
Après la scène électronique iranienne dans Raving Iran et la fuite hors d’Arabie Saoudite dans Saudi Runaway, l’Allemande formée à Zurich colle sa caméra aux pas de Léonie, 14 ans. La jeune fille a de longs cheveux roux et un talent précoce pour le maquillage. Dès qu’elle allume les projecteurs dans sa chambre-studio, elle colle un sourire charmeur sur son visage d’adolescente boudeuse et s’adresse à ses dizaines de milliers de fans. Léonie est influenceuse. Dans la banlieue berlinoise où elle vit avec ses parents, elle chronique sa vie quotidienne (un peu) et promeut les produits des marques avec qui elle collabore (beaucoup).
Publications sponsorisées et injonctions incessantes
Sa vie est rythmée par les publications sponsorisées, les injonctions incessantes de ses parents, qui sont aussi ses managers, à tenir les délais et à «être authentique», puisque c’est ce qui marche le mieux. Le prix à payer pour se démarquer et gagner sa vie dans le monde impitoyable de l’influence. Andreas et Sani l’ont bien compris et tentent maladroitement de jouer à la fois leur rôle de parent et celui de managers, faisant de leur fille une entreprise familiale. «Je n’ai pas de rêve à moi», déclare la mère, alors que le père va un cran plus loin: «Je vis le rêve de ma fille.»
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Il y a une vraie violence dans cette dynamique familiale qui passe par la mise en scène permanente de soi. Mais plus le documentaire avance, plus on sent que ce ne sont pas les parents qui en sont responsables – ce serait une lecture trop simpliste, ils ne sont que des rouages. La gigantesque et frénétique roue de hamster au service de la consommation que sont les réseaux sociaux essouffle et écrase tous les personnages. Leur image et leur corps sont leurs outils de travail. Il n’y a qu’un pas pour penser que Marx en aurait tiré une pertinente analyse de l’aliénation par le travail.
Comme dans tous les contes, il y a un prix à payer pour accéder au bonheur. Le choix radical et fortement orienté de Susanne Regina Meures de ne jamais montrer Léonie ni à l’école, qu’elle fréquente pourtant, ni au foot, qu’elle pratique, l’isole. Le film donne l’impression, sans qu’on réussisse à juger ce qu’il en est vraiment, qu’elle ne côtoie aucune autre personne de son âge. Un choix qui renforce la phrase la plus terrible prononcée par la mère: «La seule chose à laquelle Léonie a dû renoncer pour mener sa carrière d’influenceuse, c’est sa vie sociale.»
Absurdité des situations
Malgré son hyperprésence ce n’est pas Léonie qui raconte sa vie dans ce documentaire. On la regarde à la loupe, on l’entend se disputer avec ses parents comme toutes les ados de son âge, mais il reste toujours une sensation de distance. La musique chorale qui recouvre le son direct de nombreuses séquences nous éloigne encore de ses émotions, au profit de l’absurdité des situations. Elle est comme un papillon sous cloche: on observe chaque miroitement de ses couleurs, sans jamais pouvoir la toucher.
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Le «gang» du titre n’est d'ailleurs pas celui qui entoure la jeune influenceuse, mais désigne bien les milliers de fillettes, parfois très jeunes, qui s'attroupent lors d'événements publics, les yeux mouillés et les mains tendues vers leur idole. L’une d’elles, Mélanie, est rivée entre douze et dix-sept heures par jour à son téléphone, selon son propre décompte, qu’elle passe, entre autres, à gérer un compte de fan de Léonie. Son rêve est de la rencontrer un jour, même quelques secondes. Mélanie porte l’essentiel du récit du documentaire et nous livre ses états d’âme. Elle est la petite paysanne qui rêve d’être proche de la princesse. Et même si la réalisatrice se défend de porter un jugement sur ses personnages, tous les contes sont pourvus d’une morale. Alors que Léonie, dont la popularité a continué de grandir après le tournage, reste coincée dans sa réalité en plastique, Mélanie va petit à petit se détacher de son idole, en découvrant l’amitié «in real life».
«Girl Gang», de Susanne Regina Meures (Suisse, 2022), 1h38.