Au mitan des années 1970, la Suisse romande est d’humeur rebelle. Les remous de Mai 68 ont fini par faire des rides sur l’eau du bleu Léman et, en 1971, Lausanne a connu des échauffourées liées à l’augmentation du prix des places de cinéma. Francis Reusser a participé de près au mouvement et bien saisi les ambivalences de la dialectique révolutionnaire. Si son premier long métrage, Vive la mort (1969), se posait en manifeste d’un monde nouveau, Le Grand Soir a la gueule de bois: les lendemains n’ont pas chanté.

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Léon (Niels Arestrup) tient le rôle d’un flic dans des publicités télévisées pour une agence de sécurité. Le soir venu, il garde l’uniforme pour mener des rondes de surveillance et tombe sur un groupuscule léniniste. Ils impriment un journal (Que faire?) et, haut fait, diffusent Bella Ciao, le chant des Partisans italiens, pour galvaniser la classe ouvrière exploitée par la société Grailly (contraction des chaussures «Bally» et de «graillon»?). Léon est attiré par Léa la militante. Avec ses camarades, elle rêve d’instaurer la dictature du prolétariat. Mais lorsque Léon leur fournit des armes à feu, ils se dégonflent. «Les émules de Guevara, prêcheurs de guérilla urbaine et pourfendeurs bavards du néocapitalisme, n’accepteront pas de sortir de leur verbiage enivrant», notait Freddy Buache.

Film libre, procédant par ruptures narratives et changements de tonalité, Le Grand Soir radiographie avec finesse l’humeur politique d’une époque. Contemplatif, il donne aussi à revoir la région lausannoise dans les années 1970. Des banlieues proliférant dont la laideur prometteuse semble timide par rapport aux déferlantes postérieures de béton, des quartiers disparus comme le Rôtillon, des bistrots au nom évocateur, L’Avenir, L’Age d’or, Arc-en-ciel. Dans la salle à manger du Grütli, deux personnes âgées batoillent: «Bientôt septembre… Ça passe»…

Oui, le temps passe. Le Grand Soir a reçu le Léopard d’or à Locarno en 1976. Le film suivant de Francis Reusser, Seuls (1981), creusait plus profondément encore la désillusion post-68. Le cinéaste est décédé le mois passé. La Cinémathèque suisse offre à revoir ce film emblématique jusqu’au vendredi 8 mai.