C’est une rude campagne battue de soleil et de poussière. Dans le hameau perdu de l’Inviolata, une communauté de paysans s’épuise à récolter du tabac pour la marquise Alfonsina de Luna. Ils vivent pêle-mêle parmi les poules et les gosses. Le soir venu, ils se disputent de rares ampoules électriques. Lorsque le métayer vient faire les comptes, ils sont toujours dans le rouge, à jamais débiteurs de leur suzeraine.

Hélicoptère anachronique

Au milieu de la faune truculente et brutale de l’Inviolata, a grandi Lazzaro (l’extraordinaire Adriano Tardiolo), un jeune homme bon comme le pain et corvéable à merci. Esclave des esclaves, il rentre la grand-mère paralytique, va chercher à boire et dort dans le poulailler pour tenir le loup à l’écart. Toujours souriant, cet innocent se noue d’amitié avec Tancredi, le fils de la marquise, précipitant l’avènement du Grand Soir.

L’hélicoptère de la police introduit un anachronisme dans la ruralité rugueuse. Ces serfs, une cinquantaine de gueux plus les gosses, sont nos contemporains, maintenus dans l’ignorance de leurs droits. On les évacue vers le monde moderne. Un gouffre s’ouvre à la césure du film. Il aspire Lazzaro, qui meurt après une chute dans un précipice.

Friche industrielle

La première partie de Heureux comme Lazzaro se déroule dans l’Italie pastorale d’Ermanno Olmi (L’arbre aux sabots) ou des frères Taviani (Padre Padrone). La seconde bascule dans l’univers suburbain d’Ettore Scola (Affreux, sales et méchants).

Quand Lazzaro ressuscite, l’hiver est venu. Dans la demeure abandonnée de la marquise, deux cambrioleurs sont en train de faire main basse sur l’argenterie. Emboîtant le pas à la camionnette des voleurs, Lazzaro arrive dans la banlieue d’une grande ville. Entre voies de triage et friche industrielle se terre la petite bande d’Ultimo (Sergi Lopez), composée d’anciens de l’Inviolata, telle la jolie Antonia (Alba Rohrwacher). Elle était une petite fille, c’est une femme à présent, qui s’agenouille devant Lazzaro, ce miraculé sur lequel le temps n’a pas prise. Il déniche des plantes nourricières dans le poussier post-industriel, participe à quelques arnaques, retrouve son ami Tancredi, noble déchu et vrai minable. N’écoutant que son cœur d’or, il va au bout de son destin, qui est le martyre.

Marche funèbre

Après Corpo celeste (2011) et Les merveilles (2014), Alice Rohrwacher signe avec Heureux comme Lazzaro, Prix du scénario au Festival de Cannes, un merveilleux récit. Quelque extrait de La légende dorée revu par Pasolini, un manifeste du néoréalisme magique, une prière inédite du martyrologe, une hagiographie païenne…

Pétri de références bibliques mais tout à fait humaniste et un peu animiste, le film se construit sans souci de rationalité à travers une dénonciation des dictatures économiques et des paraboles abstruses, dans lesquelles les pauvres offrent des gâteaux à de moins pauvres qu’eux.

Ultimo et sa troupe fourbue cherchent refuge dans une église. Les bonnes sœurs les chassent. Les damnés de la terre s’en vont, la musique, Erbarm dich mein, o Herre Gott de Bach, s’en va avec eux, elle les suit dans la rue comme une marche funèbre grandiose. «Où va la musique quand elle s’arrête?» demandait un Pierrot lunaire dans La voix de la lune, de Fellini. «Dans l’âme des miséreux», semble répondre Alice.


Heureux comme Lazzaro (Lazzaro felice), d’Alice Rohrwacher (Italie, Suisse, France, Allemagne, 2018), avec Adriano Tardiolo, Alba Rohrwacher, Agnese Graziani, Tommaso Ragno, Sergi Lopez, Nicoletta Braschi, 2h05.