Cinéma
Aucun armistice ne met fin à la colère, à la peur, à la haine. Lucas Belvaux observe des soldats qui, quarante ans après la guerre d’Algérie, sont toujours en proie à leurs démons

La scène se déroule au début du XXIe siècle, dans un village de la France profonde. Solange (Catherine Frot) fête son anniversaire. Elle a invité de nombreux amis pour un petit gueuleton dans la salle communale. Plus loin, au fond des bois, une bûche pétille dans l’âtre d’une masure. Ces étincelles évoquant quelque forge mythologique semblent promettre de vastes incendies. Bois-de-Feu (Gérard Depardieu, d’une effrayante intensité), énorme, souffle court, se lève comme un animal préhistorique. Il enfourche son vélomoteur et fonce vers le village. L’esclandre l’accompagne.
Tel un chien dans un jeu de quilles, voire un mammouth dans un magasin de porcelaine, la brute s’invite à la fête de Solange. Il engueule ceux qui ne l’ont pas invité, insulte un convive arabe. Avec une délicatesse contrariant son impétuosité animale, il offre un bijou à sa cousine. Mais il n’est pas le bienvenu. Sa simple présence réveille des rancœurs anciennes, ravive de vieilles querelles familiales, rouvre des blessures jamais cicatrisées. Et convoque les fantômes de la guerre d’Algérie.
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Par flash-back, on remonte aux sources des traumatismes. Des soldats de 20 ans patrouillent en Algérie. Le spectateur avide de scènes d’action trépidantes sera déçu. Les images sont sobres, la guerre fastidieuse. Les appelés s’ennuient dans une routine accablante. Tours de garde, saouleries, chaleur, poussière… Ils ont peur. Ils souscrivent à la loi du Talion, se livrent à des exactions sur les indigènes, contemplent frontalement «l’horreur, l’horreur», dénoncée par Conrad. La violence que l’armée française exerce sur des civils est ressentie avec d’autant plus de force qu’elle est hors champ ou de l’ordre du symbolique – un enfant giflé, une adolescente molestée.
Ame damnée
Film polyphonique, Des Hommes, tiré du roman éponyme de Laurent Mauvignier, se construit comme une mosaïque entre deux époques. Des comédiens différents incarnent les soldats de 1960 et les rescapés. On s’accommode parfaitement de ce code. «Je trouvais intéressant que ces voix différentes correspondent à la différence entre l’homme qu’on est à 20 ans et celui qu’on est à 70. Les jeunes gens qui sont partis à la guerre étaient des autres», explique Lucas Belvaux, cinéaste citoyen posant un regard moral sur les convulsions de son temps, le déclassement social (La Raison du plus faible), la lâcheté (38 témoins) ou les dérives idéologiques (Chez nous).
Rabut (Jean-Pierre Darroussin) est le contrepoint de cette âme damnée de Feu-de-Bois. Il a le regard plein de peur et de douleur, il refoule sa colère, il refuse de faire peser le poids de ses états d’âme sur les autres. Pour Darroussin, «il y a ceux qui explosent dans leur amertume et leur aigreur, et ceux qui essayent de rentrer dans le rang malgré tout et de faire en sorte que la société ne craque pas».
A l’occasion de la sortie de «Des Hommes»: Jean-Pierre Darroussin, le copain de longue date
Cette fois-ci, Feu-de-Bois est allé trop loin. Il s’est mis au ban de la société. Les gendarmes devront intervenir. Là aussi, inutile d’espérer une opération coup de poing façon NCIS. Le film se rencogne dans une longue nuit, un temps suspendu passé à ressasser des souvenirs et relire d’anciennes lettres. La blancheur de l’aube appelle peut-être celle de la rédemption.
Des Hommes, de Lucas Belvaux (France, Belgique, 2020), avec Gérard Depardieu, Catherine Frot, Jean-Pierre Darroussin, 1h41.