Jackie, une femme au bord de l’abîme
Cinéma
Au lendemain de l’assassinat de Kennedy, sa veuve reçoit un journaliste. Au fil de l’interview se dégage le portrait fragmentaire de cette femme iconique, d’une absolue dignité dans l’épreuve. Une magnifique mécanique de précision avec Natalie Portman

La fascination qu’exercent sur l’imaginaire collectif les princesses et leur avatar moderne, la First Lady, trouve une forme d’accomplissement suprême en la personne de Jacqueline Kennedy. Parce qu’elle a connu la notoriété et les honneurs auprès de John F. Kennedy, le plus séduisant des présidents américains. Parce qu’elle était à ses côtés le 22 novembre 1963, à Dallas, lorsqu’il a été mortellement blessé par balles. La jeune veuve a soulevé une irrépressible vague de sympathie. Puis est venu le temps de la disgrâce: en 1968, elle épouse en secondes noces l’armateur grec Aristote Onassis. L’opinion publique blâme cette faute de goût consistant à remplacer un Américain catholique par un richissime métèque.
Ce destin romanesque a inspiré une profusion de films, documentaires (Ce que savait Jackie Kennedy) et fictions, comme Onassis, de Waris Hussein, avec Raul Julia dans le rôle de l’armateur et Francesca Annis dans celui de la veuve, ou L’Empire du Grec, de J. Lee Thompson, avec Anthony Quinn et Jacqueline Bisset.
Avec tout ce que ce que le genre peut comporter de tailleurs fuchsia et de limousines décapotables, ce foisonnement d’images inspire des a priori négatifs à l’encontre de Jackie. Mais Pablo Larrain n’est pas un confiturier hollywoodien. Dans son Chili natal, il a signé des films qui réussissent toujours à prendre les chemins de traverse. No évoque la chute de Pinochet à travers la figure d’un jeune publiciste qui vend la démocratie comme on vend un soda. Neruda lance l’illustre poète dans un jeu de chat et de souris avec un policier borné. Et Jackie récuse dès les premières images toute parenté avec les figures obligées du biopic pour se poser en réflexion sur le pouvoir.
Sous l’apparence
Natalie Portman incarne Jacqueline Kennedy avec une intensité qui sidère jusqu’aux plus fins connaisseurs de l’histoire américaine: «Vigilante et tremblante, elle capte à la perfection le souffle dans la voix de Jackie», relève le New Yorker.
Serrée en gros plan, la jeune femme marche au bord de la mer, à Hyannis Port. Des nappes sonores étranges, lugubres, dissonantes instillent le malaise. Cette musique atonale porte la marque de Mica Levi, un jeune musicien expérimental qui a signé la bande-son de Under the Skin. Et que trouve-t-on sous l’apparence lisse de Jackie?
Quelques jours après l’attentat de Dallas, la veuve du président accorde à un journaliste l’interview à travers laquelle elle entend définir l’image de John Kennedy et démontrer sa fermeté. Cette rencontre, basée sur l’entretien que Theodore H. White publia dans Life en janvier 1964, constitue l’échine d’un récit qui, par flash-back et inserts, s’organise autour des événements de Dallas, de l’émission de télévision (suivie par 80 millions de téléspectateurs) au cours de laquelle Jacqueline Kennedy fait le tour de la Maison-Blanche en 1962, et d’une rencontre avec un prêtre (John Hurt, dans un de ses derniers rôles). Savamment diffractés, ces éclats de mémoire, ainsi que les pensées qu’elle confie au journaliste, dessinent le portrait d’une femme touchée, mais pas abattue qui fait son deuil à la tangente du glamour et du gore, de la gloire et de la mort.
L’illusion du bonheur
Femme de tête, femme orgueilleuse, Jackie a obtenu pour son mari des funérailles nationales, inspirées de celles de Lincoln, qui l’inscrivent dans l’histoire. Elle ne cède pas un pouce de terrain, ne laisse guère entrevoir son vrai visage entre les différents masques qu’elle arbore. Et lorsqu’elle se laisse aller aux confidences, risquant de glisser vers la sentimentalité, elle cingle: «Ne croyez pas une seconde que je vous laisserai publier ça.»
Parfois la fragilité pointe sous la cuirasse. Elle prend la forme d’une mélancolie profonde: «Les objets vivent plus longtemps que les gens», observe-t-elle face aux antiquités de la Maison-Blanche. Quand le vieux prêtre lui enjoint de chercher le réconfort dans ses plus beaux souvenirs, elle secoue la tête: «Je ne peux pas, ils sont mélangés aux autres.» Il en est un qui surnage et auquel elle s’accroche: c’est Camelot, un musical de Broadway que le président appréciait. Camelot, le sujet de cette fantaisie, c’est la capitale du roi Arthur, le symbole du cycle arthurien. Un lieu mythique, comme la Maison-Blanche où Jackie vécut la brève illusion du bonheur.
Jackie (Chili, France, Etats-Unis, 2016), de Pablo Larrain, avec Natalie Portman, Peter Sarsgard, Greta Gerwig, Billy Crudup, 1h40