La chute du Mur a failli être fatale à James Bond. D’ailleurs, entre 1989 (Permis de tuer) et 1995 (GoldenEye), l’agent secret a été mis à pied. Quand il est revenu, tout avait changé. Le monde était devenu plus complexe, plus dangereux. L’Empire britannique avait perdu ses dernières plumes. En plus, ce phallocrate actif avait désormais une femme comme chef, l’impérieuse M (Judi Dench). Elle ne ménage pas le pandour au martini dry, le qualifiant d’entrée de «reliquat de la guerre froide», de «dinosaure sexiste et misogyne».

Avec la réinitialisation du mythe en 2006 et l’entrée en jeu de Daniel Craig, l’humeur s’assombrit. Le principe de réalité est reconnu, l’exotisme de pacotille abjuré et calmé le donjuanisme compulsif. James Bond est un agent efficace, brutal, mais humain. Il connaît la peur, le doute, la douleur. Il a une mémoire et les spectres du passé le hantent. Il est le ténébreux, le veuf, l’inconsolé depuis la disparition de Vesper Lynd, la sublime traîtresse.

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La mort lui colle aux basques. Il trépasse à deux reprises. Il fait un arrêt cardiaque dans Casino Royale suite à un empoisonnement. Dans Skyfall, il est atteint par une balle, tombe d’un viaduc, sombre dans une rivière écumante. Ombre parmi les ombres, le revenant dit plus tard qu’il a la résurrection pour hobby. L’Empire britannique n’est guère plus en forme. Les ordinateurs de MI6 sont piratés, son siège soufflé par une explosion. Les services secrets se terrent avec les rats dans le bunker souterrain de Churchill. Le manoir familial de Bond est anéanti par le feu, tout comme l’Aston Martin de 1964.


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Homme de théâtre, réalisateur de films hauts de gamme (American Beauty, Les Sentiers de la Perdition, Les Noces rebelles), Sam Mendes a porté James Bond à son plus haut degré d’accomplissement avec Skyfall. Il retrouve son ami Daniel Craig pour un second round et creuse la veine funèbre dans le 24e titre de la franchise.

Danse macabre

Le prégénérique de Spectre se déroule à Mexico, le jour de la Fête des Morts. James Bond fend une foule de squelettes en transes. Il porte un masque mortuaire, une très belle femme l’accompagne. Arrivé dans la chambre d’hôtel, il tombe le masque mais pas le pantalon. L’appel de Thanatos est plus fort que celui d’Eros. Saisissant une arme, il file par les toits abattre un homme. Il s’ensuit l’effondrement d’un immeuble et une hallucinante bagarre dans un hélicoptère menaçant de hacher menu la danse macabre dessous. Le méchant est éjecté; James Bond récupère sa bague frappée d’une pieuvre. Tout ça pour ça.

Les événements de Mexico relèvent de l’«incident international». Bond a agi de son plein chef suivant un message posthume de M. Le nouveau directeur du MI6 (Ralph Fiennes) le blâme et le met à pied. Les technocrates gouvernementaux veulent sortir les services secrets des «âges sombres» et les amener à la lumière de la «surveillance générale». Les agents double zéro (droit de tuer) doivent être désactivés. Il en faut plus pour arrêter James Bond.

Fort comme un cerf-volant

«Vous êtes comme un cerf-volant dans un ouragan», dit un informateur à James Bond. Contre toute attente, le cerf-volant jugule l’ouragan. Seul contre tous, en passant par Rome (réunion très P2 du SPECTRE), le Tyrol autrichien, Tanger et le désert marocain, 007 va démantibuler une conspiration mondiale, décapiter l’association criminelle et sauver ce qu’il reste du monde libre.

Il amène aussi un peu de réconfort à une veuve italienne (Monica Bellucci) dont il libère la sensualité refoulée dans une scène troublante. Puis il fait route avec une jeune femme dynamique (Léa Seydoux), qui ne le laisse pas indifférent. Sam Mendes étant un homme de culture (Tennyson, Turner et Modigliani sont cités dans Skyfall) la Bond Girl de Spectre s’appelle Madeleine Swann. Cette fine allusion proustienne supplante plaisamment l’onomastique graveleuse de Ian Fleming – qu’on se souvienne de Honey Rider (quelque chose comme «chevaucheuse de miel») ou Pussy Galore, littéralement «chatte à gogo»… La composante érotique inhérente au produit s’avère autrement subtile que la consommation de bimbos en bikini prévalant jadis. Déniaisée par l’espion britannique, la cartomancienne de Vivre et laisser mourir soupirait: «Pour la première fois de ma vie, je me sens une femme à part entière»…

Geek binoclard

Casino Royale et Quantum of Solace abrogeaient la traditionnelle visite chez Q. À quoi bon s’encombrer d’une montre à champ magnétique ou d’un dentifrice explosif quand on a sur soi un smartphone capable d’activer des satellites? Incarné des années durant par Desmond Llewelyn, puis par John Cleese des Monty Python, le Quartermaster a été mis à la retraite. Il est revenu dans Skyfall, non plus sous les traits d’un pépé de concours Lépine, mais d’un geek hirsute et binoclard en pull de laine. Capable de faire plus de dégâts avec son laptop avant le breakfast que James sur le terrain, il ne lui confiait que deux gadgets: un pistolet à signature palmaire et une petite balise radio. «C’est pas Noël», grommelait l’agent.

Dans Spectre, Q se risque sur le terrain et reste fidèle à Bond lorsque les autres le laissent tomber. Il lui fournit un gadget à l’ancienne, une montre «qui sonne fort». Bond lui en emprunte un autre, assigné à 009, une Aston Martin DB 10 pourvue de gadgets vintage (tube lance-roquettes, siège éjectable, musique d’atmosphère…), qu’il noie dans le Tibre au terme d’une poursuite très réussie avec une Jaguar C-X75.

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Gadget liquide

Une bière hollandaise a payé 28 millions de dollars pour qu’entre deux cocktails corsés l’agent britannique se rafraîchisse d’une petite mousse. Cette touche prolétaire a agacé quelques puristes en smoking. Dans Spectre, James vide sa canette sur le sol pour voir sous quelle plinthe file le liquide et dénicher ainsi la planque secrète. La bière est un gadget comme un autre.

D’une facture irréprochable, panachant avec efficacité la dimension psychologique, la paranoïa sécuritaire et les scènes d’action (bagarre ferroviaire renvoyant à celle des Bons Baisers de Russie, trois Land Rovers poursuivies par un avion sans aile, destruction d’une base secrète…), Spectre n’arrive pas tout à fait au niveau de Skyfall. L’éblouissement ténébreux est moindre. Et le méchant moins sublime. Révélé par Quentin Tarantino dans Inglourious Basterds, Christoph Waltz n’a pas son pareil pour jouer les scorpions affables, mais il tend au cabotinage.

Quant à Daniel Craig, invraisemblable hybride de Steve McQueen et de Poutine, mélange de brutalité, de cool attitude, de naïveté enfantine et de froideur vénéneuse, il est une nouvelle fois au-delà de tout éloge. La fin de Spectre est ouverte. Le Bond blond reviendra-t-il une cinquième fois ou laissera-t-il sa place à un aspirant superstar qui devra ramer pour l’égaler?


Spectre, de Sam Mendes (Royaume-Uni, États-Unis, 2015), avec Daniel Craig, Christoph Waltz, Léa Seydoux, Ralph Fennes, Monica Bellucci, Ben Wishaw, Naomie Harris, 2h28.