Amérique latine
Invité du festival Filmar en América Latina, le réalisateur guatémaltèque présente trois films qui dissèquent les tabous majeurs de son pays: l’indigénéité, l’homosexualité et le communisme

Indien, homosexuel et communiste: il n’y a pas pires insultes au Guatemala. Invité du festival Filmar en América Latina, le jeune réalisateur guatémaltèque Jayro Bustamante est parti de ce prétexte pour raconter, dans un triptyque, les travers d’une société fortement normative qui rejette sa propre identité indigène. Sorti en 2015, Ixcanul aborde les traditions mayas par le biais du mariage précoce. Quatre ans plus tard, Temblores explore le poids de l’homosexualité face aux Eglises évangélistes toutes-puissantes qui promeuvent les thérapies de reconversion. La Llorona, enfin, revient sur le passé de la guerre civile et du génocide maya, en y ajoutant la figure légendaire de la pleureuse venue venger ses enfants disparus. Tous les trois sont tournés partiellement en espagnol, en langue cakchiquel et en ixil. Dans un pays où l’industrie du cinéma est quasiment inexistante, Jayro Bustamante, lauréat du Prix Alfred-Bauer à la Berlinale de 2015 pour Ixcanul, fait figure de pionnier.
Le Temps: Comment vous êtes-vous intéressé au cinéma?
Jayro Bustamante: Avant tout par amour des histoires. Dans mon village natal de Panajachel, sur les rives du Lac Atitlán, il n’y avait pas de salle de cinéma. En revanche, la famille de ma mère avait une plantation de café et je passais des heures dans les champs avec les conteurs d’histoires. On venait y écouter des légendes traditionnelles, des récits fantastiques, mais aussi des histoires du quotidien. En Amérique latine, le réalisme magique est omniprésent, les ouvriers avaient une manière de décrire très imagée, très romancée, c’est ce qui m’a fasciné. Par la suite, je me suis plongé dans la littérature, puis enfin dans l’audiovisuel grâce aux VHS que les touristes laissaient dans les auberges. A l’âge de 10 ans, j’ai vu Atame d’Almodovar, ça a été le déclic. Comme il n’y avait pas d’école de cinéma au Guatemala, je suis parti étudier le cinéma à Paris. J’avais alors 20 ans.
Quand avez-vous pris conscience des discriminations envers les indigènes?
Je suis moi-même originaire de la communauté maya cakchiquel par ma mère et espagnol par mon père. Dans la société guatémaltèque, pourtant composée à 95% d’indigènes, les racines indiennes doivent être cachées, c’est une injonction culturelle qu’on ressent depuis tout petit. Ma grand-mère maternelle, avec qui j’étais très lié, était à 100% indigène et certains estimaient qu’elle causait du tort à ma famille, ça m’a beaucoup marqué. Au Guatemala, le métissage n’est pas vu comme une richesse, il faut tendre vers le blanc, c’est la référence. Ce n’est pas pour rien que les adjectifs de beauté sont assimilés à la couleur de peau blanche et aux cheveux blonds.
Le point de départ de vos trois films est une insulte, pourquoi ce choix?
C’est avant tout un prétexte. Cette violence verbale est pour moi le reflet d’une société qui rejette sa propre identité. Les discriminations envers les indigènes conduisent à un processus d’autodestruction: disparition des langues, des traditions ancestrales, de la culture. Les discriminations envers les homosexuels renforcent le pouvoir de l’Eglise, qui dicte allègrement ses codes en l’absence d’un Etat fort. De même, quiconque critique le rôle de l’armée ou défend les droits de l’homme est taxé de communiste. Dans notre pays, on arrive à admirer un général sanguinaire qui meurt dans l’impunité, mais à condamner un père de famille qui tombe amoureux d’un autre homme. Mon cinéma est militant dans la mesure où il montre ce qu’on ne veut pas voir, la face cachée d’un pays où les vrais problèmes sont masqués par des écrans de fumée, où les Indiens nimbés de folklore sourient aux touristes.
Avec Temblores, on plonge dans un huis clos oppressant, qu’avez-vous voulu montrer?
La puissance du carcan social. Je voulais comprendre ce que cela veut dire de vivre un amour que la société entière condamne. Au Guatemala, homosexuel se traduit par hueco, qui signifie trou. C’est une insulte misogyne et machiste avant même d’être homophobe. La masculinité se construit par trois négations, celle de l’enfant, de l’homosexuel et de la femme. Pour monter le film, je me suis entretenu avec une vingtaine de pères de famille aisés qui avaient effectué des thérapies de reconversion. Je voulais comprendre le pouvoir des Eglises évangélistes et catholiques en tant qu’institutions normatives qui condamnent tout ce qui «réduit le peuple de Dieu» (l’homosexualité, l’avortement et la contraception). A la fin, tout cela semble tellement éloigné de l’amour prôné dans la Bible. Parallèlement, ce travail m’a fait prendre conscience d’une autre discrimination: quoi qu’il arrive, c’est l’image de l’homme qu’il faut à tout prix préserver, la femme qui perd son mari, elle, ne compte pas.
Dans La Llorona, pourquoi avoir intégré des mythes aux faits historiques de la guerre civile?
Habiller le film d’une légende m’a permis d’ajouter de la légèreté, de la poésie à une réalité très dure. Avec la Malinche et la Virgen de Guadalupe, la figure de la Llorona est adorée en Amérique latine. A l’origine, c’est une femme indienne abandonnée par son mari colon qui, folle de tristesse, se venge en tuant ses enfants. Nous en avons fait la justicière du peuple ixil, sous la forme d’une employée de maison qui vient hanter le colonel incriminé dans le génocide commis dans les années 1980. Persuadé que les indigènes ont moins de valeur que lui, il a besoin, pour être touché dans son âme, de quelqu’un qui vienne de l’au-delà. Contrairement à lui, sa petite-fille Sara ne fait pas de différence, elle joue spontanément avec la nouvelle employée et admire sa beauté. Elle incarne l’espoir de la nouvelle génération.
Comment ont été reçus vos films au Guatemala?
Quand Ixcanul est sorti, j’ai entendu des réflexions du genre: «Pourquoi payer pour aller voir des Indiens que je peux voir dans la rue?» Lorsque le film a représenté le Guatemala à la Berlinale, le regard a changé, le public a éprouvé de la fierté. Les comédiens que nous avions recrutés, qui n’étaient pas des acteurs professionnels, ont été propulsés sur le devant de la scène. Avec Temblores, certains élus et responsables religieux m’ont accusé de vouloir détruire la famille guatémaltèque. Quand à La Llorona, il n’a pas encore été projeté, j’appréhende un peu. Le Guatemala est un pays en dictature sans dictateur. La censure est toujours sous-jacente, quoique moins flagrante, moins directe. Il y a encore beaucoup de résistances. La première salle de cinéma indépendante de Guatemala City, que j’avais ouverte il y a deux ans, a par exemple été fermée du jour au lendemain, sans qu’on sache pourquoi.
Votre parcours a-t-il suscité des vocations?
La relève est là, l’envie aussi, mais le financement reste un obstacle majeur. Dans un pays où l’industrie du cinéma est inexistante, tourner un film est un immense défi, il faut à la fois être réalisateur et entrepreneur. Personnellement, je me suis endetté pour tourner Ixcanul avant d’obtenir des fonds européens pour Temblores. Au Guatemala, seule 9% de la population a accès aux salles de cinéma. Il y a deux ans, j’ai créé la Fondation Ixcanul dans le but d’utiliser le cinéma comme outil d’impact social. Nous avons distribué Ixcanul à travers tout le pays. En sortant de la projection, les adolescentes nous priaient de montrer le film à leurs parents, souvent les plus durs à convaincre. Nous allons prochainement entamer une tournée du film Temblores auprès de psychologues et de certaines Eglises qui ont aussi un rôle à jouer pour que les mentalités évoluent.
Filmar en América latina, Genève, jusqu'au 1er décembre. Projections des films de Jayro Bustamant aux Cinémas du Grütli, jeudi 21 novembre à 18h45 («La Llorna») et 21h15 («Ixanul»), lundi 25 novembre à 18h30 («Temblores»).