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Jean Rouch, père du cinéma ethnographique

Les Editions Montparnasse consacrent un nouveau coffret au réalisateur qui occupe une place majeure dans l’histoire du cinéma. Indispensable

«Babatu, les 3 conseils», de Jean Rouch, 1973-1976. — © Editions Montparnasse
«Babatu, les 3 conseils», de Jean Rouch, 1973-1976. — © Editions Montparnasse

Il y a quatorze ans, dans la nuit du 18 au 19 février 2004, Jean Rouch perdait la vie dans un accident de voiture, sur une piste perdue à 600 kilomètres au nord de Niamey, capitale du Niger. «Une des routes identiques à celles que cet ingénieur des Ponts et Chaussées avait construites au début de sa prestigieuse carrière», avait alors écrit son ami et collaborateur Bernard Surugue.

L’apport de Jean Rouch à l’histoire du cinéma est majeur. Lorsque sort en 1954 Moi, un noir, qu’il a tourné en Côte d’Ivoire, Jean-Luc Godard qualifie le film d’«un pavé dans la mare du cinéma français comme en son temps Rome, ville ouverte dans celle du cinéma mondial». Ingénieur devenu réalisateur, père du cinéma ethnographique, Jean Rouch posait là, avec cinq ans d’avance, les fondations de ce qui deviendra la Nouvelle Vague. Il tournera d’ailleurs en 1965 un des segments du film à sketchs Paris vu par…, aux côtés de Rohmer, Chabrol et Godard.

© Editions Montparnasse
© Editions Montparnasse

Moi, un noir suit dans la banlieue d’Abidjan le quotidien d’un jeune homme qui se fait appeler Edward G. Robinson. A travers ce long-métrage à mi-chemin entre fiction et documentaire, le Français cite Dziga Vertov et Robert Flaherty, deux cinéastes qui comptent parmi les pionniers du cinéma documentaire. Le premier, dans L’Homme à la caméra (1929), filmait des gens dans la rue, sans intervenir sur le réel; le second, dans Nanouk l’esquimau (1922), n’hésitait pas à arranger le réel pour le rendre plus cinématographique. Deux méthodes que Rouch applique dans Moi, un noir et qui font de ce film une œuvre hybride.

Tout comme Les Maîtres fous (1955), qui le voyait filmer au Ghana une incroyable cérémonie de possession menée par une secte nigérienne, sans que l’on sache véritablement où s’arrête le réel et où commence la fiction, à quel point sa caméra a pu influencer les protagonistes. A l’époque, à cause d’une violente charge contre le colonialisme, le film divisa. Il reste aujourd’hui d’une force rarement atteinte, pierre angulaire de ce que Rouch appelait la ciné-transe.

Cinéma-vérité

Les Editions Montparnasse ont entrepris en 2005 un vaste travail de diffusion du travail de Rouch, dont la filmographie compte quelque 120 courts, moyens et longs-métrages. L’occasion de redécouvrir plusieurs autres de ses œuvres maîtresses, comme Chronique d’un été (1961), coréalisé avec le sociologue Edgar Morin et qui contribua à faire de l’ethno-cinéaste, selon Gilles Deleuze, un des tenants de la modernité, au même titre que Welles, Cassavetes ou Godard. A l’origine de Chronique d’un été, un concept. Partir à la rencontre de Français de tous horizons et classes sociales, dont un étudiant nommé Régis Debray, et leur poser une question anodine: «Comment vas-tu?» En résulte un film-enquête qui marquera la naissance d’un genre nouveau, le cinéma-vérité. Les interviews étaient alors réalisées en son synchrone, une première qui là encore influencera de façon décisive les hérauts de la Nouvelle Vague.

Rouch avait découvert l’Afrique en 1941, lorsque ingénieur auprès des Ponts et Chaussées il fut envoyé en mission au Niger. Il reprendra plus tard le chemin de l’université pour y étudier la philosophie, puis l’ethnologie auprès de Marcel Griaule, connu pour ses recherches au Mali. C’est en 1946 qu’il réalisera au Niger son premier court-métrage, Au pays des mages noirs, avant de fonder six ans plus tard, au sein du Musée de l’homme de Paris, le Comité du film ethnographique. Au Niger, Rouch s’est rapidement lié d’amitié avec deux hommes, Damouré Zika et Lam Dia. Avec eux – et souvent un troisième larron nommé Tallou –, il a tourné et en grande partie improvisé une série de films mi-documentaires mi-fictionnels, comme le formidable Cocorico Monsieur Poulet (1974), rocambolesque road-movie dans lequel les deux amis partent au volant d’une deux-chevaux chercher des poulets qu’ils iront ensuite revendre. Durant leur périple, ils auront notamment affaire avec un personnage clé du folklore africain, une femme-diablesse qui ensorcelle les hommes…

Chez Rouch, toujours, cette conscience de documenter un continent encore largement inconnu. Il a notamment laissé un nombre incalculable de documents sur les Dogons du Mali, et notamment leurs cérémonies du Sigui, qui se déroulent tous les demi-siècles durant sept années consécutives.

Damouré à Venise

Dans un coffret réunissant dix DVD – Jean Rouch, un cinéma léger! – qu’ont publié en fin d’année les Editions Montparnasse afin de célébrer le centenaire de la naissance du réalisateur, on retrouve Damouré et Lam dans plusieurs films, dont Babatu, les 3 conseils (1973-1976), présenté en mai dernier en copie restaurée à l’ancienne de Cannes Classics. Unique film historique de son auteur, il raconte l’histoire d’un berger et d’un chasseur qui décident de partir faire la guerre aux côtés du roi Babatu afin de ramener des esclaves dans leur village. Mais au final, ce sont trois conseils qu’ils ramèneront chez eux. On retrouve également les Nigériens dans Moi fatigué debout, moi couché (1996-1997), et Damouré en solo dans Cousin, cousine (1985-1987), petite fantaisie vénitienne qui le voit comparer les belles gondoles de la Sérénissime aux solides pirogues africaines, comme lorsque dans Petit à petit (1971) il partait à Paris jouer lui aussi à l’ethnographe. «Les Français sont très petits, pas assez gros et très laids», estimait-il alors – ou quand le colonisé se moque des colons.

© Editions Montparnasse
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Jean Rouch, un cinéma léger! réunit 26 films divisés en trois grandes parties – «ethnofictions», «rituels traditionnels et modernes», «promenades et portraits». On peut y voir des images rares, comme celles des funérailles d’un chef des masques dogon décédé à l’âge vénérable de 122 ans (Funérailles à Bongo – Le vieil Anaï, 1971), ou des fêtes célébrant l’indépendance du Niger (Fêtes du Niger, 1961-1962). Il y a aussi ce portrait du grand écrivain malien Amadou Hampâté Bâ (Hampâté Bâ, 1984) ou ce délicieux Ciné-portrait de Raymond Depardon par Jean Rouch et réciproquement (1983).

© Editions Montparnasse
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Lorsqu’un jour, dans Dionysos (1984), Rouch braquait la caméra sur lui au moment où un personnage lui demandait de définir son cinéma, il parlait simplement de ciné-plaisir. Le plaisir de filmer et de transmettre: voilà pourquoi l’œuvre de ce très grand monsieur de l’histoire du cinéma est si profondément humaine et formidablement essentielle.

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«Jean Rouch, un cinéma léger!», coffret dix DVD, Editions Montparnasse.