L’entretien appartient aux archives de la RTS. On est en 2003, deux personnages liés par une amitié forte se livrent au jeu de l’interview sur un rivage de Céphalonie en Grèce. Le jour est en train de décliner. Mais la lumière est encore bonne pour éclairer le journaliste Jean-Philippe Rapp et l’écrivain Georges Haldas. Le premier prend la parole: «C’est une belle heure, elle est crépusculaire… Comment ressentez-vous une fin de journée comme celle-là?»

Quinze ans plus tard, le journaliste est devant nous. Il vient de commander un café et n’a pas attendu la première question pour commencer à libérer ses pensées. «Georges Haldas, c’est la plus belle rencontre philosophique que j’aie faite», se souvient-il. Il a ouvert son agenda sur la table. Quelques notes y sont griffonnées: le nom de personnes importantes à ses yeux qu’il souhaite évoquer et une poignée de citations. La première qu’il évoque est tirée d’un roman de Georges Haldas: «Surtout, surtout ne va pas, comme moi, rater ta vie.» Cette phrase a toujours résonné dans l’esprit de Jean-Philippe Rapp. «Qu’est-ce qu’au fond réussir sa vie?» paraphrase-t-il.

Douze ans aux Diablerets

Il y a comme un air de bilan qui flotte dans l’atmosphère. La semaine dernière se déroulait la 49e édition du Festival international du film alpin des Diablerets (Fifad). Pour le journaliste retraité de la RTS, c’était sa dernière en tant que directeur de la programmation. Après douze années au service du festival, il s’est incliné face à une décision du comité et vient de transmettre les rênes de l’événement à son collègue Benoît Aymon.

Il a 75 ans. Ce n’est pas la première transition qu’il vit. Ni la dernière sans doute. Mais elle charrie des émotions. Et il faut s’en remettre. En face de nous, il remue sa petite cuillère dans un café presque froid. Il pense à ces hommages, lors de la soirée de clôture, qui finalement l’ont touché. Il redoutait les adieux, il craignait qu’on en fasse trop. La salle était comble et le public se tenait debout pour lui. Une larme a roulé un instant sur ses joues. Il a souri, la bouche fermée. Puis il s’est emparé du micro, son bouclier à lui, pour évoquer ces gens qui l’ont ému: des bénévoles, des alpinistes, des acrobates. Tous des philosophes à ses yeux.

Prendre le temps

«Ce qui va me manquer, c’est la tribune qu’offrait ce festival pour permettre de mettre mes coups de cœur en lumière», livre-t-il. Impression de déjà-vu. En 2006, lorsque son émission Zig Zag Café s’achève, c’est aussi comme un chagrin d’amour. La fin d’une histoire, une équipe, un style. Le format choisi par son émission diffusée vers midi imposait une rencontre de cinq jours avec un invité. «Ça leur laissait le temps de se dévoiler à leur rythme.» Depuis qu’il a quitté, en 1996, l’actualité pure du téléjournal, il accorde une importance toute particulière à faire parler les gens de tous horizons.

«Je crois en un langage universel», confie-t-il en haussant les paupières. «Au fond, on a tous les mêmes préoccupations.» L’interview est un art subtil. Pour Jean-Philippe Rapp, elle doit prendre la forme d’un dialogue où le respect est de mise. C’est selon lui un échange, plus qu’une discussion.

Il se souvient de la rencontre sur son plateau entre l’himalayiste fribourgeois Erhard Loretan et le philosophe Alexandre Jollien. «A un instant, Loretan a lâché en parlant de Jollien: «son Everest est plus haut que le mien». C’était un moment très fort», se remémore-t-il. Quelques jours après la rencontre qu’il a organisée, le philosophe l’appelle: «Il était en train de faire du parapente avec Erhard». Savoir qu’une amitié s’était tissée grâce à son émission a été pour Jean-Philippe Rapp un cadeau inestimable.

La passion du documentaire

Il suffit de questionner son entourage, la première qualité de Jean-Philippe Rapp est sa générosité d’âme. Mais on s’accorde aussi à dire qu’il aime tenir la baguette. «J’ai un peu de mal avec la hiérarchie», avoue-t-il lui-même. Tant qu’il a l’autorité, tout roule. Et, à en croire ses paroles, rares sont les moments où il se soit trompé. Comme lorsqu’il a repris la direction du Fifad en 2006 et qu’il a décidé non seulement d’ouvrir la programmation à des thématiques plus larges que celles du milieu alpin «piolets-chaussettes rouges».

Au fond, avant d’être directeur du Fifad, il ne connaissait pas grand-chose à la montagne. La sienne, c’est le Salève. Sa passion, c’est le documentaire. Peu lui importe la performance. Ce qui l’intéresse, lui, c’est le récit de vie qui a poussé ces personnages à se dépasser, à affronter leurs démons ou à tenter d’assouvir leurs passions. «C’est important que le public connaisse cela. Et s’en inspire peut-être. Aujourd’hui, les gens ont besoin de se dépasser. C’est une façon d’exister, dans un monde où l’on est trop souvent défini à travers son métier.»

Saltimbanque de profession

Il n’en a pas l’air, mais Jean-Philippe Rapp est un rebelle. «Un cancre!» s’exclame-t-il. Il était mauvais à l’école et doit son salut aux prêtres de l’internat de la Corbière à Estavayer, où il est resté deux ans. «Ils ont su m’écouter et m’ont transmis des valeurs importantes.» Alors que son père, boulanger, le rêvait administrateur de la Poste, il choisit le journalisme et est vite enrôlé dans les rangs de la télévision suisse romande où il poursuivra toute sa carrière. «Aux yeux de mon père j’étais devenu le saltimbanque de la famille.»

La télévision lui a permis de parcourir le monde. Il en a vu des paysages. Il en a rencontré des gens. Et qu’est-ce qu’il a parlé! Mais, depuis quelque temps, il sent poindre en lui un sentiment nouveau: ne plus avoir de mots. «Je me retrouve dans des périodes de silence qui me sont très positives», remarque-t-il. Alors aujourd’hui, il a un plan. Un de ces jours, il va prendre sa vieille Audi et va partir sur la route. Pour voir ses amis, simplement. Sans ce public qu’il adore. Un instant loin des projecteurs. Juste pour lui.