Depuis la crise économique de 2008, l’histoire du cinéma semble aborder un tournant en se penchant sur le monde de la finance, domaine dont on a toujours dit qu’il était incompatible avec le 7e art. Il est vrai que, hormis quelques films de l’ère yuppie (Wall Street, Working Girl, Le Bûcher des vanités), peu de tentatives ont laissé des traces.
Or, parmi les cinéastes qui étaient déjà en train d’attaquer ce front avant même que la bulle n’éclate, Jean-Stéphane Bron scelle cette rencontre si longtemps repoussée avec un excellent film: Cleveland contre Wall Street, que le cinéaste lausannois qui en a vu d’autres (la politique sous la Coupole fédérale dans Maïs im Bundehuus) a présenté à Cannes en mai.
Bron réussit une prouesse à la mesure de la crise: l’invention d’une nouvelle forme cinématographique. Ni fiction ni documentaire, son film montre un procès qui n’a pas eu lieu, celui que la ville de Cleveland, sinistrée par les saisies immobilières, a essayé d’intenter à 21 banques de Wall Street. Le cinéaste a réuni les différentes parties, avec de vrais avocats et un vrai juge, dans une vraie salle de tribunal. Les un et les autres expriment «simplement» ce qu’ils auraient dit dans le cadre d’un vrai procès. Ce dispositif troublant, où le mélange de réalité et de fiction (les intervenants ont-ils pu refaire une scène ou l’autre?) est impossible à démêler, met le spectateur face à une vertigineuse et passionnante question de forme.
Car si, comme nous l’avons largement évoqué dans nos colonnes, Cleveland contre Wall Street ouvre un débat sur le monde de la finance, il est aussi un objet cinématographique hors du commun. Il s’agit en effet du premier documentaire dont il ne faudrait pas révéler la fin. Ensuite, du premier film qui reconstitue un événement qui n’a pas eu lieu. Enfin, de la fiction la plus étrange qui soit puisqu’il n’y a pas d’acteurs et que chacun joue son propre rôle sans scénario.
De l’abstrait au concret
Il y a quelque chose de brechtien dans l’usage de ce tribunal comme scène qui permet à l’abstrait (l’économie) de devenir concret, et à la parole de gagner, sinon une vérité, du moins une authenticité qui dépasse ce qui serait crédible dans une pure fiction. Et puis, cette stupéfiante proposition de cinéma dresse d’autres ponts: ceux qui relient le cinéma suisse à un certain modèle américain, films de procès bien sûr, mais aussi travellings latéraux dans des rues sans fin où résonne la voix éraillée de Bruce Springsteen. Avec ce nouveau David contre Goliath, Jean-Stéphane Bron signe tout bonnement un chef-d’œuvre qui transfigure la plus âpre des réalités en la confrontant à l’imaginaire collectif.
VVVV Cleveland contre Wall Street, documentaire de Jean-Stépha-ne Bron (Suisse/France 2010). 1h45.