Comment vivre en tant que Noir en Suisse? A travers son premier documentaire, le Genevois Shyaka Kagame interroge la première génération de Suisses noirs. Bacary, Winta, Jeffrey, Rili et Ayan: cinq parcours de vie qui embrassent un rapport à l’identité protéiforme, une construction de soi à cheval entre deux continents. L’aboutissement d’un projet au long cours qui explore des réalités multiples avec finesse.

Bounty: le titre interpelle. Pour certains, il évoque ce Noir si intégré qu’il en a oublié ses racines, blanc à l’intérieur, noir à l’extérieur. Pour d’autres, c’est juste une barre chocolatée. Pourquoi avoir choisi ce terme jugeant, voire, violent? «C’est effectivement un terme péjoratif, une autre version du cliché américain de l’oncle Tom», détaille le réalisateur de 33 ans, né à Genève de parents rwandais. «Il désigne celui qui renie ses origines, celui qui a honte «d’être» parce que, parfois, c’est difficile «d’être». Dans le film, je voulais désamorcer la gravité du terme, ce qu’il sous-tend pour montrer que chacun à sa manière compose avec les deux, son côté noir et son côté suisse.»

Jongler avec les repères

Comment construire son identité? Comment jongler entre les repères, les valeurs d’ici et de là-bas? Autant de questions qui taraudent les protagonistes. Originaires du Ghana, du Nigeria ou encore d’Erythrée, tous sont nés en Suisse ou y vivent depuis l’enfance. De cette génération souvent regroupée sous une même bannière, Shyaka Kagame a voulu montrer la diversité. «De Genève à Zurich, les trajectoires donnent une portée nationale au film et rappellent combien la Suisse renferme elle-même des différences.»

De Bacary, le «plus suisse des Sénégalais», qui se préoccupe du compost des épluchures de fruits le jour de son mariage, à Jeffrey, qui idéalise le Ghana, chacun des protagonistes deale à sa manière avec sa double identité. La fille de Winta, Ayan, 12 ans, s’applique en cours de tigrigna, mais ne se verrait pas partir définitivement en Erythrée. Quant au jeune Rili, il puise ses références dans la culture hip-hop des Etats-Unis et cultive la différence.

Immersion dans le réel

Sans voix off ni interviews ou faces caméra, Bounty mise sur l’immersion. Avec sa caméra au plus proche du réel, Shyaka cherche à capter la spontanéité en évitant les scènes trop explicites. «Je voulais laisser percevoir plutôt qu’expliquer, que le spectateur puisse se faire sa propre opinion», détaille le réalisateur. Il ajoute: «En tournant en immersion, la vie offre parfois des cadeaux.» Comme cette naissance inattendue, qui donne au film de beaux moments d’intimité entre et Rili et son fils nouveau-né.

Les yeux rieurs, le sourire franc, Shyaka a lui-même vécu cet entre-deux: ni tout à fait d’ici ni vraiment accepté là-bas. Apatride au propre comme au figuré – il est longtemps demeuré sans passeport, réfugié politique comme ses parents. Il a douze ans lorsqu’il met les pieds pour la première fois au Rwanda. Il est alors qualifié de «Blanc» par les locaux. Dur à encaisser pour l’enfant qui a toujours été très conscient de sa couleur de peau. «J’aurais compris qu’on me traite de Suisse ou d’étranger, mais le terme «Blanc» m’a révolté!» Le sentiment de n’être à sa place nulle part hante l’adolescent des Avanchets que la RTS immortalise en 1998 avec d’autres jeunes du quartier des Charmilles.

Du rap au cinéma

Avant de faire des films, Shyaka, diplômé en sciences politiques, a d’abord calmé sa révolte dans le rap. Un phrasé engagé, chez Colors Records, qu’il accompagne d’actions militantes ponctuelles, avec le collectif Afro-Swiss notamment. En 2009, c’est affublé d’un t-shirt «Tous dealers?» qu’il interpelle un élu MCG, place du Molard. Quelques semaines plus tôt, le parti populiste avait filmé, à son insu, un jeune homme noir, le faisant passer pour un vendeur de drogue. Le besoin de filmer émerge à cette époque. En 2010, il décroche la bourse Simon Patino et passe un an à la Cité des arts de Paris. Sur place, avec son mentor Fréderic Baillif, il collabore au film Believers, consacré aux adorateurs de Michael Jackson qui refusent de croire à sa mort.

Bounty naît de la curiosité. Travaillé par la question identitaire, Shyaka entame des entretiens avec ses proches, interroge sa petite cousine de huit ans sur le regard qu’elle porte sur sa couleur de peau et poursuit son enquête à Paris. De retour en Suisse, il se focalise sur cinq protagonistes: des connaissances, mais aussi des inconnus. En commençant à écrire le script de Bounty, il lit L’Atlantique noir, du Britannique Paul Gilroy. «L’auteur explique que s’efforcer d’être à la fois européen et noir exige une forme particulière de double conscience. Son approche sur l’identité en perpétuel mouvement m’a aidé à penser le film.»

L’aventure démarre finalement en 2012, en collaboration avec les productions JMH et la RTS. Quatre ans de travail, dont un an et demi de tournage (quelque 120 heures de prises de vue). «Le rapport de confiance s’est avéré primordial, explique Shyaka, j’ai tenté de me faire oublier le plus possible.» Mais tout n’est pas simple. Jeffrey, qui débarque au Ghana avec un projet de start-up de recyclage, se heurte à des murs. La concurrence locale d’abord, féroce. Puis, son oncle qui lui confie sans ambages: «Quoi que tu fasses, les Suisses ne te verront jamais comme l’un des leurs, ils te verront comme un Noir d’Afrique qui vit en Suisse.» «Le voyage a été dur pour Jeffrey, avoue Shyaka. Toutes ses attentes, ses certitudes, se sont effondrées d’un coup. C’était très déroutant pour lui.»

Elargir le spectre

A l’arrivée, un film qui ne parle pas de racisme, en tout cas pas exclusivement. La discrimination est évoquée çà et là, mais jamais latente. Par exemple, quand Rili parle des difficultés à trouver un emploi fixe ou encore lorsqu’un jeune homme se souvient s’être senti humilié le premier jour où il a vu la neige et que sa professeure l’a fait sortir dans la cour d’école pour qu’il l’observe de près.

Un choix. «J’avais envie d’élargir le spectre, d’explorer d’autres pans de la vie pour me détacher de l’étiquette de film sur les discriminations envers les Noirs, explique Shyaka. Revendiquer le droit de parler d’autre chose, c’est aussi une forme d’affirmation.» Au fil des scènes, des lignes directrices sous-jacentes apparaissent, «qui n’étaient pas prévues»: l’absence du père, la transmission de la culture par la mère, la mixité dans les rapports amoureux. 

Pas assez militant?

L’un des enjeux du film, se détacher du lot de stéréotypes sur les Noirs (asile, drogue), est assurément atteint. Mais en présentant des tableaux sans fil conducteur verbalisé, Bounty laisse le spectateur tirer ses propres conclusions. Au risque de ne pas paraître assez militant? Shyaka l’assume. «J’ai fait le choix de ne pas politiser le film, de me centrer sur l’humain. On doit souvent être militant car dans l’espace médiatique, nous sommes surreprésentés par des clichés négatifs, qui ne nous correspondent souvent pas et nous renvoient toujours à notre prétendue différence. La société est encore très racialisée, quand on voit un Noir jouer au hockey – comme Bacary dans le film, ça fait sourire. Je voulais montrer que cette génération est déjà là, elle est d’ici et existe par elle-même.»

Que pense-t-il du documentaire Ouvrir la voix, par Amandine Gay, qui oriente la réflexion du spectateur et se place davantage sur le terrain des discriminations et de l’afro-féminisme? «Je ne l’ai pas encore vu, mais je pense qu’on a aussi besoin de ce genre de film, pour libérer une certaine parole. La figure du Noir dans le cinéma évolue petit à petit. Il ne se contente plus d’être figurant ou instrumentalisé.» Shyaka cite Atlanta, chronique de l’Amérique noire par Donald Glover (Childish Gambino) qui expose à nu la Géorgie. Une référence lointaine? «Non, ça me parle, l’univers urbain, le rap, je me sens plus proche du cinéma afro-américain, qu'africain.»

Racisme pernicieux

Dans la lignée du Black Lives Matter, les revendications noires se sont faites de plus en plus présentes ces derniers mois dans l’espace public. En Suisse aussi, des manifestations ont eu lieu contre les violences policières et le délit de faciès. Relayées par le Conseil représentatif des associations noires (CRAN) ou le collectif Afro-Swiss, les polémiques sur une campagne d’affichage d’Helvetas, ou sur le thème Masaï Mara du bal HEC Lausanne ont elles aussi fait réagir. «On sent qu’il y a une vraie mobilisation, les jeunes se sentent plus concernés qu’avant, estime Shyaka. Le racisme d’aujourd’hui est moins frontal, mais se traduit par des gestes pernicieux.» Moins visible, pas moins douloureux. 

Ces derniers mois, le réalisateur a multiplié les allers retours dans son pays d'origine pour la préparation de son nouveau film: «Digital Hills, un portrait du Rwanda d’aujourd’hui, connecté, innovant», détaille le jeune homme enthousiaste. Comme beaucoup de jeunes rwandais de la diaspora, Shyaka ne maîtrise pas bien le kinyarwanda. «C’est l’un des grands mystères de l’exil de nos parents, confie-t-il. D’autres aspects de la culture comme les danses traditionnelles ont été transmises. Mais la langue, vecteur central, non.» Au détour d’une phrase, un projet: «Monter une école de kinyarwanda pour les enfants rwandais de Suisse, pour qu’ils apprennent la langue de leur autre pays.» 


Projections de «Bounty»

10.06 et 11.06.2017 à 17h30 au Cinéma Lux, Genève
08.06.2017 à 20h00 au Cinéma Minimum, Neuchâtel
09.06.2017 à 20h00 au Zinéma, Lausanne
11.06.2017 à 18h00 au Cinéma Royal, Ste-Croix
12.06.2017 à 18h15 au Cinéma Rex, Fribourg
16.06.2017 à 18h00 au Cinéma La Grange, Delémont
18.06.2017 à 20h30 au Cinéma Casino, Cossonay