Kinski est-il digne du culte qui lui est rendu? Pas si l’on en croit sa fille. Pola Kinski publie aujourd’hui chez Insel Verlag Kindermund (Mots d’enfants), un livre-règlement de comptes avec celui qui ne faisait pas mystère de son attirance pour les mineures et qu’elle accuse de lui avoir volé son enfance. «Les premiers attouchements ont eu lieu lorsque j’avais 5 ans. Le premier viol – dans ma robe de communiante – à 9 ans. Et ce jusqu’à ce que je rompe tout contact avec lui, à 19 ans.» Les révélations de l’actrice provoquent en Allemagne un véritable tremblement de terre dans le monde de la culture.
L’Allemagne a toujours eu du mal à se positionner face à Kinski. Monstre sacré, bête de scène crevant l’écran, 130 films à son actif, mégalomane et peut-être schizophrène (il a passé trois jours en hôpital psychiatrique dans les années 50 pour avoir agressé une femme médecin et a commis trois tentatives de suicide), il était connu pour ses crises de colère et ses mauvaises manières. En public, il écrasait ses cigarettes dans les restes de son assiette de soupe, détruisait le mobilier de ses chambres d’hôtel, apostrophait ou insultait le public lorsqu’il était sur scène.
«En fait, c’était un pauvre type, assure aujourd’hui à 60 ans sa fille aînée dans le magazine Stern de cette semaine. Il était plein de complexes, et pas très cultivé. Il avait juste un véritable talent pour manipuler les gens… Il se plaçait au-dessus de tout et des lois… Avec lui, c’était comme une prison sans barreaux. Lorsqu’il me violait, il me disait «c’est la chose la plus naturelle du monde», puis qu’il irait en prison si j’en parlais… J’étais si seule que jamais je n’aurais eu l’idée de le dénoncer.»
Né à Zoppot, dans l’enclave allemande de Danzig, en 1926, Klaus Günter Karl Nakszynski était le dernier des quatre enfants d’un pharmacien d’origine polonaise et d’une infirmière allemande. Si on en croit ses dires, contredits par ses frères et sœurs, son enfance misérable a été marquée par la nécessité de voler pour survivre.
Sa carrière débute en 1944: Kinski, prisonnier des Britanniques après une courte participation à la guerre sur le front ouest, amuse ses camarades du «camp d’internement 186», près de Colchester. Sans véritable formation dramatique, Kinski s’impose vite sur scène, au lendemain de la guerre. Mais sa carrière prend son véritable essor bien plus tard, avec sa participation dans les films de Werner Herzog, qui lui confie des rôles diaboliques. Dans Aguirre, la colère de Dieu (1972), il joue le rôle d’un conquistador qui pousse ses hommes vers la mort. Dans Fitzcarraldo, il est l’aventurier fou qui veut construire un opéra en pleine nature. Herzog fait de lui un vampire dans Nosferatu, un esclavagiste et un pédophile dans Cobra Verde. Les relations difficiles que les colères de l’acteur entraînent avec les réalisateurs font l’objet du film documentaire de Werner Herzog, dont il était l’acteur fétiche: Ennemis intimes.
«Ses films sont des chefs-d'œuvre d’une violence incroyablement mégalomane qu’on n’a plus jamais revue dans le cinéma allemand», estime le Spiegel. «Il ne jouait pas dans ses films. Quand je regardais ces films, je le voyais tel qu’il était à la maison», corrige aujourd’hui Pola Kinski, qui a choisi de prendre la plume pour dénoncer «l’idolâtrie» et le culte de la personnalité – «toujours pire depuis sa mort» – autour de l’acteur. «Mon père n’a laissé derrière lui que terre brûlée», assure-t-elle. Sa demi-sœur, l’actrice Nastassja Kinski, 51 ans, déclarait pour sa part un jour au sujet de son père, décédé en 1991 à l’âge de 65 ans: «Avec certaines personnes, il est bon qu’elles ne soient plus en vie!»
De fait, l’opinion allemande a comme épuré ses souvenirs de Kinski, qui déclarait en 1977 à la télévision son incompréhension: «Ici, on vous met en prison si vous couchez avec une fille de 12 ans alors qu’en Orient, on vous marie avec une gamine de 11 ans. C’est incompréhensible!» Son autobiographie à caractère pornographique et pédophile parue en 1975, Crever pour vivre (le titre français est très éloigné de l’explicite titre allemand Ich bin so wild nach deinem Erdbeermund, «Je suis si fana de ta bouche fraise») a disparu depuis longtemps des librairies. Le titre a été réédité à sa mort en 1991 dans une version expurgée intitulée Ich brauche Liebe («J’ai besoin d’amour»).
En Allemagne, personne ne met vraiment en doute les accusations de Pola Kinski. «Je suis fière de la force qu’elle a d’écrire un tel livre. J’en connais le contenu. J’ai lu ses mots. Et j’ai longuement pleuré, explique sa demi-sœur Nastassja. Ce livre va aider tous les enfants, adolescents et mères qui ont peur de leur père et qui avalent cette peur pour la cacher au fond de leur âme.»
Que faire désormais du monument Kinski, sacré meilleur acteur d’Allemagne en 1979? Le quotidien Bild Zeitung réclame que soit retirée l’étoile à son nom sur le «boulevard des Stars», consacré aux stars du cinéma sur la Potsdamer Platz à Berlin. «Lorsque je lis ce qu’écrit sa fille, je me sens mal», explique Alfred Holighaus, membre du jury attribuant cette distinction, l’une des plus importantes du cinéma allemand.
Seule Alice Brauner, fille d’Artur Brauner, qui donna à Kinski son premier rôle au cinéma, prend la défense de l’acteur: «L’étoile célèbre l’artiste, pas l’homme et sa personnalité douteuse.» A quelques semaines de l’ouverture du Festival du film de Berlin, début février, le débat autour de Kinski ne fait que commencer.
«Il était plein de complexes, et pas très cultivé. Il avait juste un véritable talent pour manipuler les gens…»
La «Bild Zeitung» réclame que soit retirée l’étoile à son nom sur le «boulevard des Stars», à Berlin