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Léa Seydoux: «La fiction me rattache à la réalité»

Entretien avec une actrice passionnante à la parole rare, à l’occasion de la sortie de «L’Histoire de ma femme», beau film en costumes de la Hongroise Ildiko Enyedi

Léa Seydoux, New York, octobre 2021. — © The New York Times / Redux / laif
Léa Seydoux, New York, octobre 2021. — © The New York Times / Redux / laif

A une époque où la parole médiatique est de plus en calibrée, où l’instantanéité des réseaux plaide pour une spontanéité qui cache souvent mal un discours promotionnel bien rodé, Léa Seydoux semble souvent nager à contre-courant, à l’image d’une carrière passionnante menée entre l’Europe et les Etats-Unis, de Woody Allen à James Bond, de Raoul Ruiz à Xavier Dolan et Bertrand Bonello. Au moment de la sortie de La Vie d’Adèle en 2013, elle nous disait être mal à l’aise avec l’idée d’être perçue comme une star et éprouver une certaine difficulté à se prêter au jeu des interviews. Seul le cinéma – la puissance de la fiction – semble pour elle véritablement compter.

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L’été dernier, lorsqu’un Festival de Cannes exceptionnellement déplacé en juillet symbolisait l’espoir d’une vraie reprise culturelle, l’actrice française illuminait quatre films en et hors compétition – Flandres de Bruno Dumont, Tromperie d’Arnaud Desplechin, The French Dispatch de Wes Anderson et L’Histoire de ma femme d’Ildiko Enyedi, en salle depuis mercredi. Adapté d’un roman hongrois publié en 1942 par Milan Füst, ce film à l’élégance fiévreuse la voit incarner la femme d’un marin au long cours bien décidée à ne pas être, dans l’Europe des années 1920, qu’une épouse. Pour Le Temps, Léa Seydoux a accepté d’évoquer ce film et son rapport au cinéma, entre rires discrets, silences éloquents et envie de faire sens, loin – on y revient – des discours calibrés.

Le Temps: Qu’est-ce qui vous a, en premier lieu, attirée dans ce projet? Le fait que «L’Histoire de ma femme» se situe dans la Mitteleuropa de l’entre-deux-guerres, vous permettant ainsi d’explorer un univers nouveau?

Léa Seydoux: C’est d’abord l’envie de travailler avec Ildiko Enyedi qui m’a motivée. Quand on commence un film, c’est toujours au départ un peu abstrait… Et ensuite, en relisant plusieurs fois le scénario, puis au contact du metteur en scène, les idées viennent et l’histoire se construit. J’ai également lu le roman dont est tiré le film, que je ne connaissais pas. Et là, on s’est rendu compte avec Ildiko qu’on voulait raconter la même histoire. Lorsque l’acteur devient le vecteur de la pensée du metteur en scène, et d’une certaine façon un peu aussi l’auteur du film, c’est une sensation très agréable. La première fois qu’Ildiko m’a montré le résultat, j’ai fondu en larmes. Il y a dans son geste de cinéaste quelque chose qui m’a bouleversée. J’ai compris ce qui, dans l’histoire, s’exprime difficilement avec les mots.

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Au début du film, il y a ce cliché qu’un homme ne serait pas complet sans une femme. Mais Lizzy ne va pas rester l’esclave de conventions sociales, elle est d’une certaine façon en avance sur son temps…

Si on remet les choses dans leur contexte, les femmes n’avaient en effet à l’époque pas cette liberté qui est la nôtre aujourd’hui. Elles ne pouvaient pas voter, elles n’avaient pas le droit d’avoir de compte en banque, elles ne pouvaient rien faire sans un mari… Elles étaient vouées à être mariées, ou alors elles finissaient prostituées. Peu de choix s’offrent à Lizzy, et d’une certaine façon, rester insaisissable pour son mari est pour elle une façon de résister, et probablement d’exister.

Léa Seydoux dans «L'Histoire de ma femme», d'Ildiko Enyedi. — © Filmcoopi
Léa Seydoux dans «L'Histoire de ma femme», d'Ildiko Enyedi. — © Filmcoopi

Beaucoup de personnages que vous avez interprétés – de Belle quittant sa famille pour aller mater la Bête dans le film de Christophe Gans à France, la présentatrice égocentrée du film du même nom de Bruno Dumont – peuvent être qualifiés de femmes fortes. Est-ce un critère essentiel dans vos choix?

Je ne sais pas ce que cela veut dire, des rôles de femmes fortes… On est tous et toutes à la fois forts et faibles… Et d’une certaine manière, toutes les femmes sont fortes! Pourquoi seraient-elles d’ailleurs moins fortes que les hommes?

C’est l’idée qu’a longtemps véhiculée le cinéma en les enfermant dans des stéréotypes: la femme fatale, la bonne épouse, la confidente du héros…

Il y a quelque chose de misogyne à ne les montrer que comme des objets de désir. Aujourd’hui, il y a heureusement plus de rôles de femmes qui ne sont plus uniquement vues à travers le regard de l’homme. Je suis une femme forte, donc j’aime les femmes fortes!

A une époque où on parle beaucoup du «male gaze», ce regard masculin trop longtemps hégémonique, diriez-vous que travailler avec une réalisatrice est une expérience différente, qu’il y a, bien au-delà du cliché, une autre sensibilité?

Si chaque metteur en scène a de toute manière sa propre sensibilité, je dirais d’abord d’Ildiko qu’elle est d’une intelligence et d’une maîtrise assez incroyables. Sans faire de généralités, j’ai surtout remarqué que les femmes sont parfois plus jusqu’au-boutistes que les hommes. Peut-être que cela s’explique par le fait qu’il est plus difficile d’être une femme réalisatrice: elles doivent plus se battre et sont dès lors souvent d’une grande ténacité.

En parlant justement avec Ursula Meier, avec laquelle vous avez tourné en Suisse «L’Enfant d’en haut», elle se demandait si aujourd’hui, avec l’expérience accumulée ces dernières années, vous aborderiez différemment le personnage de Louise?

Ah oui sûrement! Il y avait des choses que je n’avais à l’époque pas saisies, j’étais dans la découverte… Mais en même temps, je n’aurais aujourd’hui plus l’âge d’incarner cette fille-mère… Si j’aborde aujourd’hui mes rôles différemment, c’est surtout lié à l’âge.

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Avez-vous parfois l’impression que les rôles se nourrissent les uns les autres, que tel personnage en influencera tel autre?

Si les rôles nourrissent en effet les autres rôles, c’est surtout ce qu’on vit dans sa vie personnelle qui a une influence. Vous savez, être acteur consiste simplement à retranscrire sa vie et la manière dont les émotions et les sentiments nous traversent. Chaque personnage que je joue est nourri par ma propre expérience; dès lors, plus on vit, meilleur acteur on est. Parfois, je peux aussi être inspirée par un film que j’ai vu et que je trouve très beau. Je pars en tous les cas toujours du principe qu’on joue finalement soi-même. Tous mes rôles parlent d’une certaine façon de moi; je trouve absurde l’idée de convoquer un personnage qui serait totalement en dehors de moi. L’incarnation, c’est la vérité, et pour qu’il y ait de la vérité, il faut avoir de l’empathie.

L’été dernier, vous aviez quatre films très différents à Cannes. En parcourant votre filmographie, on devine l’envie de ne pas vous répéter, de chercher des rôles nouveaux…

Ce que j’adore avant tout, c’est faire des films avec des metteurs en scène qui ont des points de vue différents sur le monde, et m’adapter à leur style. C’est sans doute mon côté européen, mais je privilégie les auteurs. Ce qui m’intéresse dans le cinéma, c’est avant tout sa façon de questionner le monde. J’ai d’ailleurs toujours eu le sentiment que j’ai fait mon éducation à travers les films.

Vous qualifieriez-vous de cinéphile? A l’instar des réalisateurs de la Nouvelle Vague, dont l’école fut celle de la critique et des ciné-clubs, avez-vous appris votre métier en regardant des films?

J’ai appris mon métier en regardant et en jouant dans des films, en me confrontant au travail et aux textes, aux scénarios. Tout ce qu’on fait a une signification, si on sait la saisir. Au cinéma, on ne fait finalement que peindre des sentiments sur une toile. On peint les sentiments, les variations… D’une certaine façon, la fiction me rattache à la réalité.

Les sentiments passent beaucoup par les dialogues, mais pas seulement. Il y a par exemple dans «L’Histoire de ma femme» de beaux moments de silence, mais aussi de danse, qui sont éloquents…

Le cinéma est un art qui permet d’exprimer beaucoup de choses sans parler. J’aime beaucoup les silences, car on peut avoir une autre forme d’expressivité. Je suis moins à l’aise avec les dialogues.

Dans les déplacements et les gestes, il y a parfois quelque chose de l’ordre de la chorégraphie…

Oui, parce que le corps prend une place importante dans le jeu. Je n’ai jamais fait de théâtre, mais je pense que c’est la même chose. On exprime énormément de choses par le corps.

Est-ce par choix ou par manque de propositions que vous n’avez pas fait de théâtre?

J’aimerais bien en faire, mais on ne m’a encore jamais offert cette possibilité.

Vous alternez tournages en français et en anglais. Est-ce que la langue change quelque chose dans votre rapport au jeu?

Chaque film a ses contraintes, que ce soit le texte, la langue ou autre chose. Mais ces contraintes, même si au départ on les redoute, sont des espaces au sein desquels il s’agit alors de trouver sa liberté. Si l’anglais est une contrainte car ce n’est ma langue maternelle, je vais essayer de la dépasser. Il faut transformer ce qui a priori peut être une difficulté en quelque chose qui va au contraire apporter beaucoup au film.

L’an dernier à Cannes, Arnaud Desplechin, avec lequel vous avez tourné «Roubaix, une lumière» et «Tromperie», nous disait ceci: «Il y a chez Léa une curiosité, un appétit et une haute idée du cinéma dans son pouvoir de divertissement, mais aussi de profondeur philosophique. En ce sens, elle me fait penser à Catherine Deneuve. Elles ont toutes deux une ambition non pas pour elles, mais pour le cinéma»…

C’est vrai, j’ai cette idée du cinéma… J’aime que les films aient une portée plus large qu’une simple prestation d’acteur. Le cinéma est quelque chose qui doit réunir, nous rapprocher et nous permettre d’être connectés au monde. Quand je fais un film, je ne pense pas uniquement à mon rôle, je suis dans une démarche globale, je pense à l’objet cinématographique dans son ensemble.

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Car au-delà de la vision du metteur en scène, le cinéma reste avant tout un art collectif…

C’est exactement ça. Quand je vais voir un film et que je suis émue, je ne peux pas dire que c’est à cause de ceci ou de cela, c’est un tout. Quand on est acteur, il faut être complice du metteur en scène et jouer avec ses partenaires. Il faut se réinventer à chaque film. Et j’aime ça, me réinventer.