Lila Ribi a un petit cœur tatoué sur la main gauche. Elle l’a dessiné très jeune, pour conjurer une situation familiale difficile. «Je ne me sentais pas du tout aimée. J’ai fait ce cœur en me disant que je devais m’aimer toute seule.» Petite-fille du graveur Albert Yersin, fille de l’ingénieur du son Luc Yersin, nièce du cinéaste Yves Yersin et du metteur en scène Claude Yersin, l’auteure d’(Im)mortels ne doit pas grand-chose de son talent de cinéaste à sa prestigieuse ascendance, hormis peut-être «une résonance morphogénétique». Elle a grandi au Tessin auprès de sa mère, qui travaillait dans le social.

Lire aussi: Lila Ribi mate la mort

Elle a «pas mal vogué» pour savoir quel serait son métier. Sage-femme? Educatrice de la petite enfance? Elle a suivi une formation de décoratrice, mais rien de tout cela n’était son «truc». Auprès du psychomagicien Alejandro Jodorowsky, qui lui a tiré le tarot et donné un acte symbolique à accomplir, elle a finalement compris que «l’art est une thérapie».

Après l’Ecole supérieure d’arts appliqués de Vevey, Lila Ribi s’inscrit à la Hochschule der Künste Bern. La révélation lui vient à Visions du Réel en voyant Petit Pow! Pow! Noël, de Robert Morin, et Un Dragon dans les eaux pures du Caucase, de Nino Kirtadzé. Elle sera cinéaste, cinéaste documentaire, car la fiction ne l’attire pas. En revanche, il y a «quelque chose de magique à filmer le réel, à trouver le merveilleux dans la vie». Son compagnon, Bruno Deville, se voue lui à la fiction (Bouboule). Il n’y a pas de compétition entre eux, juste de l’émulation et un soutien mutuel.

Lire encore: En avoir gros sur la patate au lard

Les blés anciens

Pour son premier long métrage, Révolution silencieuse, Lila Ribi suit dans une ferme du Jura vaudois un paysan qui se lance dans la culture biodynamique. Assurant la prise de vue, le cadrage, le son, c’est en solo que la jeune réalisatrice signe un manifeste pour un monde meilleur doublé d’une ode à la nature, culminant dans un champ de blés anciens, somptueuse palette de vert, de rose et de mauve velouté…

Lire enfin: «Révolution silencieuse», le récit d’un paysan du Jura vaudois

Lila Ribi a passé une bonne partie de son enfance chez sa grand-mère, Greti. Dans Spaghetti alle vongole, son court métrage de fin d’études à l’ECAL, vaine tentative de renouer un lien avec son père, elle interroge son aïeule sur les problèmes familiaux, «tous ces non-dits, cette espèce de boule noire» qu’elle cherche à comprendre. Filmés durant une décennie, ces dialogues se concentrent progressivement sur la mort et constituent le cœur d'(Im)mortels. La mort n’angoisse pas la réalisatrice, elle l’intrigue. En suivant une femme âgée, en interrogeant divers spécialistes et chercheurs, elle réconcilie les vivants avec la perspective du néant ou de l’au-delà.

(Im) mortels est un film extrêmement généreux. Lila Ribi partage avec le spectateur sa grand-mère. Elle vient remplacer celles que nous chérissions. La réalisatrice partage ses larmes, aussi: «Cela fait partie de la mort. Quand je pleure dans le film, j’ai vivement conscience que Greti se détache petit à petit de la vie.» A une image de l’aïeule dans son jardin édénique succèdent l’EMS, la détérioration physique, la disparition. «Qu’une femme de 103 ans meurt est très naturel, mais il est évident qu’il y a un manque, une tristesse.» Lila Ribi accompagne sa grand-mère, jusqu’au cercueil. «C’était important de montrer le corps, cette enveloppe vide. Car plus on évite la mort, plus on crée de la peur», dit-elle.

Le film documentaire fait de beaux cadeaux à ceux qui le pratiquent, comme cette sauterelle qui bondit sur la rose ornant le petit sanctuaire où l’on vient de déposer les cendres de Greti. «Un cadeau du hasard – ou pas. C’est comme s’il y avait des univers parallèles poreux, qui s’interpénètrent autour de la mort. La nature nous parle… Ou alors sommes-nous juste plus réceptifs?» Lors d’une balade en forêt après le décès d’une amie, la cinéaste a vu un arbre s’abattre…

Un chat bizarre

Attentive aux signes, Lila Ribi prend le temps de regarder les oiseaux qui passent, les fleurs qui ondoient, les insectes qui butinent. Pendant la pandémie, elle réalise un court métrage, Oasis, au pied de son immeuble avec des coléoptères et des gastéropodes pour personnages. Son bout de jardin n’a rien d’extraordinaire, «mais dès qu’on s’y met à quatre pattes et qu’on prend le temps d’observer, on comprend la beauté et l’intelligence de la nature», antidote bienvenu dans «une société qui crée du moche».

Lila a-t-elle eu un contact avec Greti depuis qu’elle est partie? La réalisatrice précise qu’elle ne voit pas «l’aura des gens, l’esprit des défunts ou les fées», mais au bord de la mer, aux Pays-Bas, un an après le décès de sa grand-mère, elle l’a sentie dans les dunes: «C’est comme si elle avait soudain occupé tout l’espace. Elle était là, c’était gigantesque. En plus, j’avais l’impression de l’avoir déjà connue dans d’autres existences.»

Par la grâce de sa petite-fille, Greti, avec ses histoires du temps jadis, les tapisseries qu’elle réalisait d’après des cartons d’Albert Yersin, ses confitures maison et son chat bizarre, est promue grand-mère universelle. L’affiche du film la montre avec un bon sourire dans l’encadrement de sa porte enguirlandée de végétation luxuriante. On aimerait que ce soit elle qui réponde le jour où l’on frappera à la porte du ciel.


Profil

1979 Naissance à Aubonne (VD).

2008 Rencontre Alejandro Jodorowsky.

2011 Naissance de sa fille, Selma.

2016 «Révolution silencieuse».

2022 «(Im) mortels».


Retrouvez tous les portraits du «Temps».