Grande justesse
Noémie Kocher chasse aussi les clichés: Anaïs, étudiante en médecine, n’est pas une enfant de banlieue ou d’immigrés de la quatrième génération. L’auteure a appris que la radicalisation touchait toutes les classes sociales. Pour comprendre ce qu’elle nomme «la faille», elle a rencontré des spécialistes, «des gens qui sont dans le réel et la pratique», comme l’islamologue Rachid Benzine (auteur de Nour, pourquoi n’ai-je rien vu venir?) et le journaliste David Thomson, qui a publié Les Revenants, témoignages de jeunes Français qui sont allés se battre aux côtés de Daech. Elle a surfé aussi sur des sites sensibles, «avec parfois la crainte, dit-elle dans un mi-sourire, de voir débarquer chez moi la police». C’est ainsi qu’une scène comme le mariage d’Anaïs avec un soldat d’Allah qui revient du Sham (califat), ponctuée d’expressions religieuses en arabe, est d’une grande justesse.
Il fallait à Noémie Kocher, enfant de La Chaux-de-Fonds, une accroche suisse à son histoire. Elle a fouillé le passé à la recherche d’un événement particulier, a découvert l’attentat du vol Swissair 330 pour Tel-Aviv qui a coûté la vie à 47 personnes, tragédie qui a eu lieu le 21 février 1970, près de Zurich. Une bombe a explosé dans la soute à bagages. «C’est aussi l’origine de Dévoilées», précise-t-elle. La radicalisation d’Anaïs rappelle à Isabelle (Marthe Keller) qu’elle fut, elle aussi, une jeune femme rêvant de justice. Elle était mariée à un médecin mais avait un amant, un amour secret, Jibril, membre du FPLP (Front populaire pour la libération de la Palestine), le père biologique de Léa (Julie Gayet), ce que cette dernière, qui vit à Montréal, apprendra en rentrant de toute urgence en Suisse.
Toucher et interpeller
Dans un précédent film qu’elle a écrit, Le temps d’Anna (2015), Noémie Kocher sondait déjà les secrets de famille et la schizophrénie taboue d’une aïeule, avec en toile de fond la naissance de l’industrie horlogère jurassienne. De la même façon, Dévoilées croise et mêle un destin familial. Un matin, Isabelle conduit Léa et Anaïs à l’aéroport de Zurich, comme 48 ans plus tôt elle a conduit son mari au même aéroport, jour du vol Swissair 330 pour Tel-Aviv. Le passé, on le comprend, pourrait se répéter. Des dessous de vie se dévoilent tout au long du film, se déchirent, aussi vite qu’Anaïs enfile ses étoffes noires pour se rendre à la mosquée et les retire pour aller à la fac ou chez elle.
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Noémie Kocher dit que son métier est de raconter des histoires, de toucher le public, d’interpeller sans pour cela apporter des réponses. On retiendra les scènes ultraréalistes des conversations d’Anaïs avec son recruteur sur le net, ses ruses pour parfaitement dissimuler sa foi – être takija, ou cellule dormante. Elles interrogent et nous intriguent douloureusement. Le réalisateur Jacob Berger dit avoir travaillé avec chaque actrice «sa» façon d’être juste, en déconstruisant le jeu de Marthe Keller «par des glissements, fulgurances et sauts en avant comme une musicienne de jazz», en privilégiant «la spontanéité et l’intensité émotionnelle de Julie Gayet», en érigeant autour de Lola Créton «un mur de certitudes et de foi absolue» que les larmes finiront par percer. La plus belle réussite de ce film tient à leur interprétation et ces effets de filiation qu’elles donnent subtilement.
«Dévoilées», de Jacob Berger (Suisse, France, 2018). Avant-première dans le cadre du GIFF, lundi 5 novembre à 18h30, Théâtre Pitoëff. Festival jusqu’au 11 novembre.