Rien ne ressemble plus à un manchot qu’un autre manchot. Pour Luc Jacquet aussi. Le cinéaste français a beau leur consacrer – douze ans après «La Marche de l’empereur» – un nouveau documentaire, il est comme tout le monde bien incapable de différencier ces oiseaux qui peuplent l’Antarctique. Pourtant, dans «L’Empereur», c’est l’histoire d’un seul spécimen qu’il nous raconte. Un récit construit autour d’une succession de flash-back, et qui va encore plus loin que son premier long-métrage dans ce qu’il dévoile de la vie de ces oiseaux incapables de voler, mais dont les plus résistants peuvent vivre plus de quarante ans.

Pour comprendre le tropisme empereur de Luc Jacquet, il faut rappeler sa rencontre décisive avec le réalisateur zurichois Hans-Ulrich Schlumpf. «Je lui dois énormément, il m’a donné ma chance et m’a montré une voie à explorer à mi-chemin du documentaire et de la fiction», dit-il dès qu’on évoque son aîné. Le Français était en train d’achever ses études de biologie animale lorsque, répondant à une annonce du CNRS, il s’engage au début des années 1990 pour une mission ornithologique de quatorze mois à a base Dumont-d’Urville. Avant son départ, Schlumpf le contacte pour lui demander s’il accepterait de filmer des empereurs pour le documentaire qu’il prépare, «Le Congrès des pingouins». Après quelques tests au Zoo de Zurich, Luc Jacquet emporte une caméra 35 mm en Antarctique. Il ne se remettra jamais de cette première expérience, de cette découverte conjointe des empereurs et du cinéma, du plaisir de susciter de l’émotion à travers des images.

Réveiller les consciences

Il réalise alors de nombreux courts-métrages, avant de passer au long avec «La Marche de l’empereur», qui lui vaut en 2006 l’Oscar du meilleur documentaire. Fort de ce succès, il signe en 2007 «Le Renard et l’enfant», une émouvante fable tournée chez lui, dans ce Jura où enfant il passait des heures à guetter des apparitions animales. Il ira ensuite filmer le botaniste Francis Hallé au cœur des forêts tropicales gabonaise et péruvienne («Il était une forêt»), avant de retourner il y a deux ans en Antarctique en compagnie de Claude Lorius («La Glace et le ciel»), éminent glaciologue connu pour être un des premiers scientifiques à avoir avancé la notion de réchauffement climatique. Comme celui-ci, Luc Jacquet dénonce l’écologie culpabilisante, tient en horreur les discours pessimistes et mortifères.

Face à l’avènement de l’ère Trump, à la méfiance envers les élites et à la remise en question de la notion même de réchauffement climatique, il se dit stupéfait. «Je pensais que la pensée humaine avait progressé, mais on voit que ce n’est pas aussi simple que cela. Il y a encore beaucoup de gens à convaincre qu’il ne s’agit pas uniquement de sauver la planète, mais surtout de donner à l’espèce humaine un avenir sur cette planète. C’est une affaire de bien commun. Et je ne me lasse pas de dire que c’est par l’émerveillement et l’émotion qu’on peut y parvenir, non en attisant les peurs et les inquiétudes.»

En marge de ses activités cinématographiques, Luc Jacquet a créé l’association Wild-Touch. Son credo: agir ensemble. A l’approche de la Conférence de Paris sur le climat, en 2015, il a mis sur pied l’expédition Antarctica, qui a vu une douzaine de personnes passer quarante-cinq jours au Pôle Sud, ce continent blanc où il n’a de cesse de chercher «un bien-être, un retrait du monde, une forme de sérénité». Il a d’abord imaginé ramener un film au format Imax. Mais face à la qualité des premières images tournées, il s’est dit qu’il y avait là matière à un nouveau long-métrage documentaire. «Comme je n’avais aucune pression, je me suis rendu disponible pour les empereurs. S’il fallait que je m’attarde huit jours pour faire un plan, eh bien j’attendais huit jours.» Puis est venue l’idée de ce défi: raconter un destin particulier, incarner la vie des manchots à travers un seul individu, filmé comme un acteur. Luc Jacquet parle de personnage, évoque un sentiment d’intimité et de proximité. Mais bien sûr, des dizaines de manchots «jouent» au final le héros du film. S’il ne distingue pas les manchots entre eux, il s’est par contre rendu compte, grâce à la puce que possèdent certains d’entre eux, qu’il s’est retrouvé face à des oiseaux qu’il avait déjà filmés en 1993.

Torpilles et marathoniens

Qu’est-ce qui fait qu’on peut vivre aussi longtemps dans ces conditions extrêmes, où il fait tellement froid qu’aucune bactérie ne se développe? Et qu’est-ce qui fait que des individus vont tenir et d’autres non? Luc Jacquet avoue rester muet face à ces questions. Les empereurs restent des êtres mystérieux, des torpilles capables de rester vingt minutes sous l’eau et de descendre à 600 mètres de profondeur, mais aussi des marathoniens pouvant parcourir 150 kilomètres dans le blizzard et la nuit afin de retrouver l’endroit où niche la colonie. La colonie, il l’évoque avec les yeux qui brillent, parle de magie, d’émotion, de privilège. «Cet animal a un magnétisme particulier. Je pense que c’est le propre du langage de l’art que d’essayer de s’approcher de cette vibration qu’on ressent, mais qu’on ne peut pas exprimer avec des mots.»


Profil

1967 Naissance le 5 décembre à Bourg-en-Bresse

1993 Chef opérateur sur «Le Congrès des pingouins», du Zurichois Hans-Ulrich Schlumpf

2005 «La Marche de l’empereur», qui obtient l’année suivante l’Oscar du meilleur documentaire

2007 «Le Renard et l’enfant»

2013 «Il était une forêt»

2015 «La Glace et le ciel»