Cinéma
Le dernier film de l’acteur et réalisateur Lucas Belvaux rappelle la réalité de la guerre d’Algérie en mettant face à face Gérard Depardieu et Jean-Pierre Darroussin. Rencontre

Dans Des Hommes, Lucas Belvaux observe deux anciens soldats de la guerre d’Algérie, désormais établis dans la France profonde. Quarante ans plus tard, l’horreur n’est pas oubliée et les certaines blessures n’ont jamais cicatrisé.
Le Temps: Qu’est-ce qui vous a attiré dans le livre de Laurent Mauvignier?
Lucas Belvaux: C’est un très beau livre qui parvient à mêler l’histoire intime et l’histoire nationale. Il parle de mémoire individuelle et de mémoire collective, montre comment ces deux mémoires peuvent se percuter et s’interpénétrer. Cette façon de parler de la guerre d’Algérie, et de ses conséquences, m’a beaucoup ému. Le roman a la volonté d’être réparateur, et j’avais envie de faire un film réparateur. Qu’on puisse enfin parler de cette guerre et des victimes de cette guerre. Car elle n’a fait que des victimes. Il n’y a pas vraiment eu de vainqueurs.
«Des Hommes» est le plus impressionniste de vos films…
Oui. J’aime bien cet adjectif… Mais je n’ai jamais vraiment été dans le réalisme social. Un peu dans Chez nous, oui, mais dans mes autres films, il y a un peu de distance, toujours une partie stylisée. Considéré comme mon film le plus social, La Raison du plus faible est pourtant en scope, il comporte des scènes filmées depuis un hélicoptère et le personnage qui sort de prison est un personnage purement romanesque. Il a été dit que ce film était un mélange de Ken Loach et de Melville. C’est assez juste.
Notre critique: «Des Hommes», ou les feux inextinguibles de la guerre
Il s’agit aussi de votre premier film qui ne se situe pas dans le monde contemporain…
Oui. Il entretient un lien avec Chez nous, puisque le Front national a été fondé par des nostalgiques de l’Algérie française, dont Le Pen qui s’est lui-même vanté d’avoir torturé en Algérie. Je voulais montrer dans Chez nous que les gens qui basculent à l’extrême droite ne sont pas tous d’extrême droite, loin de là. Certains candidats FN n’arrivent pas par méchanceté pure. C’est l’histoire qui détermine leurs choix. L’histoire a fait des Pieds-noirs des parias. Cette population majoritairement pauvre a été victime d’une injustice terrible: ils sont chassés du pays où ils sont nés et quand ils arrivent en France, ils sont considérés comme responsables de la guerre d’Algérie et tous partisans de l’OAS…
Feu-de-Bois est raciste, violent, dangereux, plein de haine. Il terrorise une femme, bat un chien à mort. Vous lui laissez pourtant une part d’humanité…
Il y a quelques mois, j’ai assisté à une conférence de Leïla Slimani sur le thème du monstre. Elle disait que le monstre n’existe pas. C’est d’abord un être humain, avec cette part monstrueuse que nous avons probablement tous en nous. Je suis assez d’accord. Il faut voir l’humain avant le monstre. Je suis toujours ému par les images de la mort de Saddam Hussein, de Kadhafi ou de Ceausescu. Au moment de mourir, ce sont des hommes, ils meurent donc de façon inhumaine… La civilisation, c’est quand même de faire passer l’humain avant le monstre. Je ne pense pas que Feu-de-Bois soit un monstre. C’est peut-être un sale con, il n’est pas sympathique, mais reste touchant quand même. On connaît tous des gens comme ça.
Portrait de Jean-Pierre Darroussin, à l’affiche de «Des Hommes»: Jean-Pierre Darroussin, le copain de longue date
Il y a une forme de monstruosité chez Gérard Depardieu: monstre sacré, monstre tout court, obèse, écarlate, soufflant comme une locomotive… Y a-t-il une gêne ou une fascination à filmer la Bête?
Non. C’est un acteur. Il sait ce qu’il est. Au moment où je lui propose le rôle, il sait ce que je vais filmer, ce que je cherche. On ne peut pas faire fi de ce que l’acteur apporte physiquement. Gérard apporte ce physique et aussi le regard des spectateurs depuis cinquante ans. Quand le spectateur le voit arriver, il voit aussi arriver Gérard Depardieu. Ça lui raconte déjà quelque chose. C’est au réalisateur de faire un peu oublier son passé d’acteur, son personnage. Là, il y a une difficulté à filmer l’animal. Nicloux l’a fait avant moi de façon encore plus frontale et brutale.
Tous vos films posent des questions morales. C’est une dimension un peu absente du cinéma contemporain…
Ah ouais! Le cinéma qui m’a impressionné quand j’étais enfant – plutôt mainstream, John Ford, Fritz Lang, les blockbusters de l’époque – était un cinéma moral. Ambigu, bien sûr, puisqu’il portait une propagande, vendait un modèle de société et des valeurs démocratiques. C’était un soft power. Mais le regard moral qu’il portait sur les choses manque un peu aujourd’hui. Il manque aujourd’hui une éthique, une prescription comme «un homme, ça s’empêche», de Camus. On ne fait pas ce qu’on veut. On ne suit pas ses pulsions. La civilisation, c’est de faire la différence entre le bien et le mal, entre l’autre et soi. Ces questions ne se posent plus guère dans le cinéma mainstream.
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Vous ne craignez jamais de décevoir les attentes: on ne saura pas qui est l’assassin dans «38 témoins», l’enquête policière échoue dans «Rapt», l’héroïne de «Chez nous» perd toutes ses illusions… Et dans «Des Hommes», les images de guerre refusent le spectaculaire. Vous faites confiance au spectateur?
Oui, je lui laisse sa place. Aux échecs, on dit que l’avantage est au spectateur. Le fait de ne pas être impliqué dans la partie permet de mieux voir les choses. Le spectateur de cinéma doit garder cet avantage, garder son libre arbitre, avoir sa propre opinion. Je n’ai pas non plus envie de le mettre mal à l’aise ou dans la position du voyeur – voire du témoin puisqu’il ne peut pas agir. Dans 38 témoins, si je montrais le crime, sa position serait insupportable. Il n’a pas demandé à assister à un crime. Pourtant je peux évoquer un crime d’un point de vue moral. Je n’ai pas envie de montrer une petite fille massacrée, mais je peux susciter un inconfort intellectuel.
Avez-vous revu des films consacrés à la guerre d’Algérie?
Non. Je m’étais dit que j’allais revoir La Bataille d’Alger, R.A.S ou Avoir 20 ans dans les Aurès… Mais bon, ça n’avait pas beaucoup de sens. Ce sont des films militants réalisés bien après le conflit. Ils sont beaucoup moins intéressants que Muriel de Resnais, Les Parapluies de Cherbourg de Demy ou Le Petit Soldat de Godard, qui sortent au début des années 1960 et ont des problèmes avec la censure. Les Accords d’Evian adoptent une amnistie générale, incluant les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. Tout le monde sait qu’il y en a eu, mais personne ne sera jugé. L’appelé d’Algérie va devoir porter le poids de toutes les horreurs. Le film de Resnais, qui évoque la torture, sort dans cette période où personne ne veut en entendre parler, chacun craignant que son fils, son frère, son fiancé ait commis des horreurs.