«Plus réussi est le méchant, plus réussi sera le film», affirmait Alfred Hitchcock. Ce principe ne se vérifie guère dans le cas de James Bond, dont nombre de titres sont médiocres en dépit d’un fort coefficient de vilenie. D’après les expertises des docteurs en bondologie, en cinquante-trois ans de carrière l’agent 007 aurait profité de son permis de tuer pour supprimer entre 198 et 350 ennemis. À Washington, le Spy Museum propose actuellement une exposition, «Exquisitely Evil: 50 Years of Bond Villains», consacrée aux ennemis de l’agent britannique. Des figures à la limite du cartoon et pourtant étroitement connectée au monde réel.

Les premiers criminels vus dans James Bond sont trois faux aveugles vrais tueurs à gages qui déboulent au générique de Dr. No sur l’air de «Three Blind Mice» en mode calypso. Mais le grand méchant du film est naturellement le docteur No. Né d’un père allemand (nazisme) et d’une mère chinoise (communisme, triades), ce métis a pour signe particulier deux mains prothétiques et pour activité le «toppling», qui consiste à dérégler par radio les gyroscopes d’un missile.

Chat angora

Julius No a établi sa base secrète sur Crab Key, un îlot au large de la Jamaïque, et menace directement le programme spatial américain («Les gars de Cap Canaveral sont sur les dents»). Il reçoit dans ses appartements au design sino-rupestre avec vue sur les fonds marins. Il théorise que «tout criminel qui réussit prouve son intelligence». Savant atomiste, il a offert ses services à l’Est et à l’Ouest. Les deux blocs ont décliné. Maintenant il se venge. «Nos maisons de fous sont pleines de Napoléon et de Dieu», raille Bond, qui réussit à saboter l’opération. Aptes à broyer une statuette du Bouddha, les mains métalliques du docteur ripent sur le rail qui lui permettrait de se hisser hors de la cuve bouillonnante du réacteur nucléaire où l’a précipité son ennemi…

Quiz. 10 questions sur les méchants dans les films de James Bond

Le docteur No est membre du SPECTRE (acronyme de «Société Privée d’Etudes Combinant Terrorisme, Représailles et Extorsion» ou, en version originale, «SPecial Executive for Counter-intelligence, Terrorism, Revenge, and Extortion»). Croissant dans la faille qui sépare l’Est de l’Ouest, cette multinationale du crime a pour but de provoquer un conflit entre les deux superpuissances et de régner sur le monde une fois qu’ils se seront entre-détruits. Elle est dirigée par un génie du crime, Ernst Stavro Blofeld, qui a successivement eu les traits de Donald Pleasance, Telly Savalas, Charles Gray, Christoph Waltz… Il est toujours flanqué d’un chat angora.

Black is ugly

Dans Bons Baisers de Russie, on ne voit que les mains de Blofeld et ses sbires, comme le colonel Rosa Klebb. Interprétée par Lotte Lenya, la veuve de Kurt Weill, cette vipère à des penchants sadiques: elle accueille l‘espionne soviétique le nerf de bœuf à la main et se sert d’un poing américain pour s’assurer d’un grand coup dans l’estomac de la solidité du tueur qui doit buter Bond. Elle a pour arme une lame empoisonnée rétractile au bout de sa chaussure.

Dans Goldfinger, un des sommets de la série, Bond affronte Auric Goldfinger (Gert Fröbe), un milliardaire qui aime l’or plus que tout et projette de faire exploser une bombe atomique à Fort Knox pour irradier les lingots américains et augmenter la valeur des siens. Son rapport au métal jaune s’apparente une perversion sexuelle puisque c’est en plaquant d’or la femme infidèle qu’il la châtie par suffocation…

Premier ministre d’une île caribéenne, le Dr. Kananga (Yaphet Kotto) a un double visage: sous le nom de Mr. Big, il est un patron de la pègre. Il cherche à imposer sur le marché américain l’héroïne qu’il cultive sur ses terres. Surfant sur la vague de la blaxploitation, Vivre et laisser mourir propose une vision singulièrement raciste: tous les méchants sont noirs, de grands diables funky à coupe afro, animistes et vénaux. «Le pays du vaudou ne recèle que du pavot», résume l’agent de sa gracieuse Majesté.

Les enfants de Fantomas

Au cours de sa longue carrière, James Bond a affronté des théories de fripouilles hautes en couleurs, aspirants maîtres du monde et coupe-jarrets virtuoses. Mégalomanes, pervers narcissiques, fétichistes, ces génies du mal ont pour signe particulier d’être milliardaires, ce qui les permet de se payer de luxueux repaires futuristes et de cultiver leur volonté de puissance jusqu’au désir d’apocalypse. Un peu nazi, l’armateur Karl Stromberg (Curd Jürgens) se prend pour Neptune et rêve de régner sur le monde à partir de sa base aquatique dans L’Espion qui m’aimait tandis que Hugo Drax (Michael Lonsdale) prend de la hauteur et veut procéder à un génocide global depuis son satellite dans Moonraker.

Ces tyrans et leurs âmes damnées portent souvent les stigmates de leur vilenie. Bond touche juste lorsqu’il persifle auprès de No: «Le toppling vous console-t-il d’être sans mains?». Parmi les difformités physiques, on recense la cicatrice de Blofeld, les prothèses de No et celle de Tee Hee (Vivre et laisser mourir), l’œil crevé d’Emilio Largo (Opération Tonnerre), le visage défiguré de Silva (Skyfall). Certaines anomalies sont discrètes, comme les larmes de sang du Chiffre (Mads Mikkelsen) ou le troisième téton de Francisco Scaramanga (Christopher Lee), le tueur draculien de L’Homme au pistolet d’or; d’autres spectaculaires comme la taille de Jaws (2m18), le géant doté d’une denture d’acier, ou de Tric-Trac (1m18), le nain cuisiner de Scaramanga.

Ils racontent tous une page de l’histoire du dernier demi-siècle à travers ses peurs, de la guerre froide et de la menace atomique (Dr No est sorti dix jours avant que n’éclate la crise de missiles à Cuba…) aux monopoles économiques, aux cartels de la drogue, au chaos post 11-Septembre, au cyberterrorisme… Avec le temps, les pittoresques ennemis, descendants du professeur Moriarty, de Fu-Manchu, de Fantomas, ont perdu leurs couleurs, mais pas leur cruauté, pour prendre le masque passe-partout des actuels maîtres du monde: de brillants traders amputés du sens moral.

Utopistes désaxés

Le mutant Max Zorin (Christophe Walken), du KGB, flanqué de sa sœur May Day (Grace Jones), est issu d’expérimentations nazies cherchant à créer des surhommes. L’intelligence et la force physique supérieures se doublent d’un défaut d’empathie. Pour éliminer la concurrence, l’éphèbe platine cherche à inonder Silicon Valley (Dangereusement vôtre). Franz Sanchez est un narco-trafiquant impitoyable (Permis de tuer). Alex Trevelyan l’agent 006 qui trahit le MI6 (GoldenEye). Elliott Carver un magnat de la presse qui manipule l’opinion publique pour fauter des troubles politiques lucratifs (Demain ne meurt jamais). Gustav Graves un officier nord-coréen vénal (Meurs un autre jour). Elektra King (Sophie Marceau) une dominatrice désireuse de s’approprier tout le pétrole du Caucase (Le Monde ne suffit pas)…

Tous ces ploutocrates cupides frappés de folie des grandeurs, ces utopistes désaxés et ces paranoïaques homicides ont le tort d’être trop bavards. Au lieu d’exécuter leur captif d’une balle dans la nuque, ils détaillent les sévices et la mort auxquels il est voué, lui laissant le temps de retourner la situation. Goldfinger: «Choisissez soigneusement votre prochain mot d’esprit, Monsieur Bond. Ce pourrait être votre dernier». Blofeld: «Que sa mort soit un moment particulièrement désagréable et humiliant»…

Carré de salopards

Les ennemis de la dernière décennie figurent au panthéon des salopards suprêmes. Dans Quantum of Solace, Dominic Green, l’écologiste qui provoque des désastres écologiques et veut privatiser les ressources en eau de Bolivie, emprunte au fabuleux Mathieu Amalric son regard fiévreux. Dans Casino Royale, Le Chiffre, le banquier du terrorisme international, cherche à se refaire au poker. James Bond le plume. Pour récupérer sa mise, le malfrat capture l’agent et le soumet à des sévices d’une violence inédite: il lui cingle les testicules avec une corde à nœud. Bond en perd un peu de son flegme britannique, mais pas son humour: «Tout le monde saura que tu es mort en me grattant les couilles…». S’attaquer à l’appareil génital de l’espion, comme Goldfinger le fit autrefois avec un rayon laser, c’est viser les joyaux de la couronne…

Affublé d’une perruque blonde, Javier Bardem incarne Silva dans Skyfall. Un ancien agent du MI6 que M a donné aux Chinois au moment de la rétrocession de Hong Kong. Dans sa geôle, il a conçu une haine inextinguible pour la méchante maman qui l’a laissé tomber. Génie du hacking au service du SPECTRE, c’est pour assouvir une vengeance personnelle qu’il agit. Son entrée en scène est inoubliable. Au fond d’une usine désaffectée, il s’avance vers Bond ligoté à une chaise en glosant sur l’éradication des rats. Il vilipende toutes les valeurs britanniques auxquelles James a souscrit des années durant. Troublé, le truand défait les boutons de la chemise de son ennemi, effleure une balafre sur le torse puissant, glisse sa main sur la cuisse d’acier du héros… Le choc du machisme espagnol et de la virilité britannique dans un pas de deux à coloration homosexuelle constitue un sommet d’ambiguïté et de dérision.

Ces criminels flamboyants connaissent des morts modestes. Dominic Green est abandonné dans le désert d'Atacama avec un bidon d’huile minérale pour seule boisson. Le Chiffre déguste une balle entre les yeux tirée par son employeur mécontent. Le couteau de chasse du père de James se plante entre les omoplates de Silva. Quant à Blofeld, il reviendra. Forcément.

Ils ont été Bond, James Bond

Sean Connery

Né en 1931, à Edinburgh, Ecosse, a joué dans:

James Bond 007 contre Dr. No (1962), Bons Baisers de Russie (1963), Goldfinger (1964), Opération Tonnerre (1965), On ne vit que deux fois (1967), Les Diamants sont éternels (1969)

George Lazenby

Né en 1939, à Goulburn, Australie, a joué dans:

Au Service secret de sa Majesté (1969)

Roger Moore

Né en 1927, à Stockwell, Londres, a joué dans:

Vivre et laisser mourir (1973), L’Homme au pistolet d’or (1974), L’Espion qui m’aimait (1977), Moonraker (1979), Rien que pour vos yeux (1981), Octopussy (1983), Dangereusement vôtre (1985)

Timothy Dalton

Né en 1944, à Colwyn Bay, Pays de Galles, a joué dans:

Tuer n’est pas jouer (1987), Permis de tuer (1989)

Pierce Brosnan

Né en 1953 à Navan, Irlande, a joué dans:

GoldenEye (1995), Demain ne meurt jamais (1997), Le Monde ne suffit pas (1999), Meurs un autre jour (2002)

Daniel Craig

Né en 1968, à Chester, Angleterre, a joué dans:

Casino Royale (2006), Quantum of Solace (2008), Skyfall (2012), Spectre (2015)