«Il n’y a pas de mots pour transmettre ma tristesse.» Ceux-là sont signés d’Alec Baldwin. Qui s’exprimait pour la première fois dans un tweet vendredi suite au drame, digne d’un mauvais scénario, qui secouait la planète Hollywood la veille au soir. Lorsque le producteur et héros de Rust, western en plein tournage au Nouveau-Mexique, tirait accidentellement un vrai coup de feu en manipulant une arme servant d’accessoire. Touchée à la poitrine, héliportée en urgence, la directrice de la photographie Halyna Hutchins, 42 ans, décédait à l’hôpital. Interrogé par la police, Alec Baldwin garantissait son «entière collaboration» pour «déterminer comment cette tragédie s’est produite.»

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1-There are no words to convey my shock and sadness regarding the tragic accident that took the life of Halyna Hutchins, a wife, mother and deeply admired colleague of ours. I'm fully cooperating with the police investigation to address how this tragedy occurred and— AlecBaldwin(HABF) (@AlecBaldwin) October 22, 2021

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There are no words to convey my shock and sadness regarding the tragic accident that took the life of Halyna Hutchins, a wife, mother and deeply admired colleague of ours. I'm fully cooperating with the police investigation to address how this tragedy occurred and

Justement: deux jours après le drame, la question est sur toutes les lèvres. Comment un pareil incident, dans lequel le réalisateur du film Joel Souza a également été blessé à l’épaule, a-t-il pu se produire sur le plateau d’un western hollywoodien? Alors que l’enquête suit son cours, entre analyses du pistolet, des vêtements de l’acteur et de potentiels enregistrements vidéo, de premières pistes sont distillées, retraçant la chronologie des évènements et pointant vers deux profils: celui de l’armurière de cinéma et de l’assistant réalisateur.

Le choix des «balles à blanc»

L’équipe était en train de répéter une scène à l’intérieur de la chapelle en bois de Bonanza Creek, ranch situé dans les plaines arides de Santa Fe et fréquemment utilisé comme décor de films (comme dans La Mission de Tom Hanks, sorti l’an dernier sur Netflix). Selon des documents judiciaires rendus publics par le bureau du shérif de Santa Fe et relayés par le New York Times, l’assistant réalisateur a tendu le pistolet à Baldwin en précisant «arme froide», signifiant que celle-ci n’était pas chargée. Dave Halls, décrit comme un professionnel aguerri, «ne savait pas» qu’elle contenait en réalité une balle, indique le document, sans préciser le type de munition en question.

Le pistolet, parmi les trois armes à feu disponibles sur le plateau, avait été préparé et disposé sur un chariot par l’armurière de cinéma Hannah Gutierrez Reed, 24 ans. La procédure habituelle, explique Lionel Baier, réalisateur et directeur de la section cinéma de l’ECAL jusqu’en mai dernier. «Si aucun coup de feu ne doit être tiré, la tâche peut revenir à un accessoiriste. Sinon, un armurier est toujours présent sur le plateau. C’est lui qui a le permis, qui apporte l’arme et la prépare. En général, on répète tous les mouvements de la scène avec le chien [la petite pièce qui percute l’amorce de la cartouche, ndlr] encore fermé, puis l’armurier tire un ou deux coups à blanc pour être sûr que tout fonctionne, que l’arme ne s’enraye pas. Et ensuite, on filme, et l’armurier la récupère dès que la scène est terminée.»

Pour mimer des échanges de coups de feu, les équipes de tournage se servent souvent de «balles à blanc»: une arme réelle chargée d’une cartouche contenant la charge de poudre mais pas le projectile – de quoi obtenir la détonation sans la balle. Une option préférée à un pistolet factice, car elle permet de reproduire «le bruit, le bon poids dans la main de l’acteur et le mouvement de recul, difficile à jouer», détaille Lionel Baier. «Parfois, on rajoute des effets, comme de la fumée ou un éclair au bout du canon, pour donner l’impression que la poudre a pris feu.»

Protocoles stricts

Des munitions, également employées lors d’entraînements militaires, pouvant causer des blessures mineures (brûlures), voire fatales. En 1994, sur le tournage de The Crow, l’acteur Brandon Lee, fils de Bruce Lee, perdait la vie, touché par un fragment de balle resté coincé dans le canon auquel la poudre du tir à blanc avait mis feu. Ces cas restent pourtant exceptionnels, rappelle Lionel Baier, grâce à la mise en place d’un protocole strict. «Tout est très contrôlé sur les tournages, qui sont des endroits extrêmement sécurisés, rien que parce que les acteurs sont tellement chers à assurer!»

Quant à savoir comment le tir a pu atteindre la directrice de la photographie, et non un acteur donnant la réplique à Baldwin, le flou demeure – il pourrait s’agir d’une scène de «champ-contre-champ», l’acteur faisant face à la caméra et tirant à côté, soupèse le cinéaste.

S’il ne lui est encore jamais arrivé de tirer pour la caméra, Lionel Baier a produit plusieurs longs métrages où des armes étaient utilisées, comme Journal de ma tête, film d’Ursula Meier inspiré de l’histoire vraie d’un double parricide. Pour les équipes, la présence d’une arme sur le plateau «n’est jamais anodine», souligne-t-il. «D’abord, parce qu’elle représente souvent un moment fort du scénario. Et puis, c’est inscrit sur la feuille de service, ça occasionne toujours une prise de temps supplémentaire. C’est toujours un petit évènement, peut-être particulièrement en Europe où l’usage d’armes à feu au cinéma est plus rare, en dehors des films policiers.»

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Conditions de travail préoccupantes

Routinières sur les plateaux américains, les armes y sont-elles maniées avec davantage de nonchalance, voire de négligence? Si l’enquête n’a pas encore rendu ses conclusions, les premières pistes pointent du côté de l’environnement de travail.

Selon des informations du Los Angeles Times, le tournage de Rust était pour le moins agité. Une demi-douzaine de membres de l’équipe technique auraient quitté le plateau quelques heures avant l’accident, afin de protester contre les conditions du tournage, entre horaires à rallonge et bas salaires. Des collaborateurs que l’on aurait remplacés par des employés non syndiqués afin de continuer à tourner. L’enregistrement de l’appel au secours, rendu public par l’Albuquerque Journal, semble confirmer ces tensions. «[…] cet enfoiré d’assistant réalisateur qui m’a crié dessus au déjeuner, […] il est censé vérifier les armes, il est responsable de ce qui se passe sur le plateau», s’emporte l’interlocutrice (non identifiée) au téléphone.

Toujours selon le Times, l’arme impliquée dans le drame aurait été actionnée par erreur au moins à trois reprises durant les jours précédents, notamment par une des doublures d’Alec Baldwin sans que l’incident fasse l’objet d’une enquête. «Il y avait de graves manquements à la sécurité sur ce plateau», affirme un témoin anonyme. Imputables à des employés poussés à bout?

«Contrairement aux tournages européens, dont les horaires de travail, stricts, ne dépassent globalement jamais les 10h avec pause, aux Etats-Unis les journées sont beaucoup plus longues, explique Lionel Baier. On peut imaginer que l’écrasement des moyens de production, avec des films et séries tournés plus rapidement par manque de financement, occasionne une fatigue des équipes. Peut-être cet accident révèle-t-il l’état assez précaire des tournages américains aujourd’hui.»

«Dites quelque chose»

Plusieurs témoignages confirment cette analyse, pointant une industrie en surchauffe qui, croulant sous les demandes du streaming, voit de plus en plus de petites sociétés produire à grande échelle – sans les moyens adéquats. «Parfois, il est impossible de trouver des personnes qualifiées pour ces jobs, donc on engage des équipes avec très peu d’expérience», confie un ancien producteur au magazine Variety. Diverses sources relatent justement les maladresses de la jeune armurière Hannah Gutierrez Reed qui aurait, lors d’un précédent tournage, tendu un pistolet à une actrice de 11 ans et manipulé l’arme sur un sol jonché de cailloux.

Des préoccupations mises en lumière par le drame résonnent dans toute la profession. Le syndicat IATSE Local 44, représentant les travailleurs et travailleuses de l’industrie du divertissement à L.A., a appelé vendredi ses membres à la vigilance dans un e-mail relayé par Indiewire. «S’il vous plaît, si vous voyez quelque chose, dites quelque chose. Si vous ne vous sentez pas en sécurité sur un plateau pour une quelconque raison, dont du harcèlement, informez-nous via la IATSE Safety Hotline.»

«Nous partageons l’outrage et le choc causé par cette vie fauchée d’une façon aussi épouvantable. Elle n’aurait jamais dû mourir», a lâché la présidente de l’IATSE Local 480 Liz Pecos lors de la veillée en hommage à Halyna Hutchins, samedi soir à Albuquerque. Plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées sur la Civic Plaza, bougies en main, dont de nombreux professionnels du cinéma. «Tout le monde mérite de se rendre au travail en sachant qu’ils rentreront sans encombre à la maison.» Une bourse d’études au nom d’Hutchins, destinée aux femmes cinéastes, sera prochainement mise sur pied par l’American Film Institute.