Carnet noir
Plus de 230 films, 70 ans de carrière: l’immense comédien français était un monument. Homme engagé d’une grande intelligence, provocateur inépuisable, farceur impénitent, il a écrit aux côtés de Buñuel, de Godard, de Ferreri ou de Sautet quelques-unes des plus belles pages du cinéma et aussi des plus scandaleuses. Il s’est éteint à l’âge de 94 ans

Dans Pour en finir avec le cinéma, Blutch consacre un chapitre à Piccoli qui, selon lui, exprime la quintessence de l’acteur: «Michel Piccoli, c’est la Gitane du petit matin. Le temps où les femmes s’appelaient Hélène et les messieurs qui n’en avaient pas fini avec l’enfance donnaient le change.» Le dessinateur cinéphile estime avec justesse qu’il «est une figure familière mais intimidante. Distante, grave, autoritaire parfois, virile et presque inquiétante.»
Michel Piccoli figurait en couverture de l’édition Bordas du Dom Juan de Molière, et pour une génération d’écoliers, sa figure se confond avec celle du grand seigneur, méchant homme. Quand, au mitan d’une nuit d’orage, le comédien est entré au Fiorentina, à Locarno, et que ses yeux vifs et pénétrants ont croisé le regard d’un de ces anciens écoliers, celui-ci s’est pétrifié. Parce que soixante ans d’activités dramatiques le contemplaient? Michel Piccoli était impressionnant. Il forçait le respect comme le Sphinx, comme la Statue du Commandeur ou comme le Fantôme de la Liberté. Il vient de s’éteindre, des suites d’un accident cérébral. Il avait 94 ans.
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Appétit démesuré
Il avait 12 ans quand il est monté pour la première fois sur scène dans une adaptation scolaire des Contes d’Andersen: «Je portais le costume invisible du roi qui défile nu. Ma mère m’a demandé: «Tu n’as pas eu peur?» J’ai répondu: «Au contraire…» Quel culot! Quel orgueil! Quel choc!» Il a tourné dans plus de 230 films entre 1945 et 2015, et pareillement hanté les scènes, incarnant le roi Lear à plus de 80 ans, terminant sa carrière sur les planches avec Minetti, de Thomas Bernhard, quand, trahi par sa mémoire, l’athlète a dû s’incliner devant l’âge.
Rêvant sans cesse de jouer «des choses impossibles», il proclamait un appétit démesuré: «Je suis prêt à interpréter tous les personnages de l’humanité. Voyez, ma soif de travail est immense et assez prétentieuse. Je jouerais n’importe quoi, mais pas avec n’importe qui… Nous sommes très orgueilleux, nous les artistes. Mais nous aimons casser la solennité du monde.» Et il les a bien cassées, les idées reçues et les lois de la bienséance.
Auprès de Luis Buñuel. Le cinéaste espagnol cherchait un prêtre rondouillard de 45 ans pour La Mort en ce jardin. Piccoli, «grand machin tout maigre» de 34 ans, postule. Réponse: «Vous n’êtes pas du tout le personnage, mais je suis très content de vous avoir.» Le comédien s’en régalait encore un demi-siècle plus tard. Dans Belle de jour, il atteint la quintessence du cynisme quand il humilie la femme de son meilleur ami d’une voix parfaitement neutre.
Pape démissionnaire
Il accède à la notoriété avec Godard, le «grand Suisse», sous la direction duquel il tourne Le Mépris. Le costumier habille le comédien comme Godard. «Le personnage que je jouais, c’était Godard. Toute la souffrance de Godard était là. Le comédien joue toujours le réalisateur. Il le reflète dans un gigantesque miroir d’orgueil.»
Il fait scandale avec Marco Ferreri dans La Grande Bouffe. Il y incarne un des quatre compères se suicidant par indigestion et agonise en défécations effroyables. Une telle provocation serait-elle encore possible? «Non. D’abord parce qu’il y a un seul Ferreri et un seul Mai 68.»
Dans Max et les Ferrailleurs, il est l’inspecteur machiavélique qui manipule une bande de petits gredins, les poussant à commettre un hold-up qui se termine dans le sang. Chez Claude Sautet encore, il atteint au sommet de son art dans la fameuse scène du gigot de Vincent, François, Paul et les autres. Il est François, le docteur qui a pignon sur rue. Il découpe le gigot dominical. Paul le défie: comment l’étudiant en médecine qui rêvait de dispensaires en Afrique a-t-il fini à la tête d’une clinique privée dans le XVIe? Il a touché juste: François entre dans une colère digne d’Achille.
Outre Buñuel, Ferreri et Sautet, ses réalisateurs de prédilection, Michel Piccoli a travaillé avec Hitchcock (L’Etau), Chabrol (La Décade prodigieuse), Bellocchio (Le Saut dans le vide), Scola (La Nuit de Varennes), Youssef Chahine (Adieu Bonaparte), Alain Resnais (La guerre est finie), Louis Malle (Milou en mai), Jacques Rivette (La Belle Noiseuse), Leos Carax (Mauvais Sang)… Son dernier grand rôle a été celui du pape démissionnaire mis en scène par Nanni Moretti dans Habemus Papam, auquel il conférait une humanité bouleversante.
Splendide cinéma
Homme de gauche, Michel Piccoli revendiquait l’engagement: «J’ai tout de suite été du côté des croyants de la liberté.» Le capitalisme à l’ancienne l’a toujours épouvanté – «mais nous étions très convenables dans la richesse. On était gentil avec les pauvres. On donnait des aumônes. Alors le Bon Dieu était content. C’est fini, le capitalisme bien-pensant. Ça n’existe plus, les bonnes œuvres. C’est la guerre économique totale qui va déboucher, je crois, sur des catastrophes gigantesques…»
Le cinéma n’a pas le pouvoir de changer le monde, mais il peut aider à le comprendre. «Le Dictateur de Chaplin n’a pas arrêté la dictature nazie. Mais l’intelligence du cinéaste a réussi à susciter la peur à travers le rire. Le cinéma explique le monde. Je comprends mieux l’Iran en regardant un film de Kiarostami qu’en lisant un journal. Si on veut voyager, il vaut mieux aller au cinéma qu’au Club Med.»
Il savait gré à l’Amérique d’avoir su nous expliquer l’histoire du monde à l’époque du «gigantesque et splendide cinéma». Désormais, c’est différent: «Hollywood ne fait que des films d’enconnardement politique: tous les hommes sont des héros, toutes les femmes des mannequins.»