Quand on parle de la mort d’un enfant, les visages des parents se marbrent instantanément. Cette simple évocation est inenvisageable pour ceux qui ont donné la vie. Elle reste d’ailleurs inenvisageable pour tous ceux qui sont touchés par cette tragédie. Ils se définissent eux-mêmes comme des «zombies», des «robots en état de survie». Les Genevois Gérald et Lucie en font partie. Le 18 mai 2008, leur fils Johann, âgé de 22 ans, s’est tué en ULM. Dans Un ange passé trop vite, documentaire sensible qui sort ce mercredi sur les écrans romands, Nasser Bakhti raconte leur parcours et leur combat depuis ce jour-là. Le cinéaste parle également des ressources à disposition pour surmonter la mort d’un enfant.

Une présence permanente, un interlocuteur de tous les jours. Ce qui frappe dans le suivi de ces parents en deuil, de 2013 à 2017 – le temps du tournage –, c’est le lien constant qu’ils entretiennent avec leur fils disparu. Lucie, la maman, fait du rameur en écoutant la voix de Johann et écrit un livre pour se souvenir des épisodes marquants de son enfance et de son adolescence. Gérald, le père, arpente régulièrement les rives de l’Arve pour retrouver son corps. C’est que, à ce stade, seul un pied dans une botte a été repêché, et «la mort ne peut pas être légalement déclarée, car on peut très bien vivre amputé d’un membre», précise le père en quête.

L’onde de choc

C’est sans doute pour cette raison que Johann est encore si «vivant». Compte Facebook toujours activé, photos partout dans le chalet du Valais, lien très fort avec Noémie, l’ex-petite amie de Johann, qui a pourtant refait sa vie et est devenue maman: pour le dire simplement et sans jugement, Lucie et Gérald vivent dans la vénération de l’absent. C’est leur manière à eux de combler le manque.

L’un des intérêts de ce documentaire consiste à s’intéresser aux proches, hors du trio percuté par le décès que constituent Lucie, Gérald et Noémie. Le désarroi de Colette, la sœur aînée de la maman, est très parlant. Lors d’un apéro au chalet, la sœur raconte la colère de sa cadette en deuil lorsqu’elle lui a annoncé les noces de son fils. «Lucie m’a dit: comment peux-tu faire une fête de mariage alors que Johann est au fond de l’Arve?» se souvient Colette, très émue. On partage son émotion. Julien, le compagnon de Noémie, explique aussi à quel point il a été difficile de remplacer celui qui l’a précédé. «J’ai été rassuré quand la mère de Noémie m’a dit qu’elle était heureuse de m’avoir comme gendre.» Le mort, ce fantôme parfois si puissant.

Le spiritisme, 
nouvelle religion

Qu’on ne s’y trompe pas. Nasser Bakhti ne cherche pas à discréditer Lucie et Gérald. Il leur consacre au contraire une large place et les suit avec une grande délicatesse. Mieux, en interrogeant un ami de Johann avec qui le jeune homme avait réalisé un film, il montre à quel point le disparu était solaire et aimé de tous. De Lucie, la maman, on apprend encore qu’elle a perdu la foi. Elle en veut à ce Dieu «qui lui a donné la vie avant de la reprendre». Elle a remplacé la religion par le spiritisme qui lui permet de «passer des coups de fil» à Johann, tant les infos données par la médium sont précises et sensées. Lors d’une séance, Johann lui a demandé de continuer à vivre et à écrire leur histoire.Elle aime quand on évoque son fils décédé.

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C’est d’ailleurs un point commun à tous les parents d’enfants morts, dit le documentaire. Une séquence du film est consacrée à Arc-en-Ciel, un groupe de soutien genevois qui se réunit une fois par mois et accueille les parents en deuil. Emmenée par Patricia Manasseh, thérapeute, la discussion permet à chacun de partager sa peine. Oui, tous les parents confirment à quel point ils aiment quand les amis, la famille évoquent leur enfant disparu. Sinon, la meilleure phrase que Patricia Manasseh ait jamais entendue à la mort de son fils, Farouk, est: «Je ne sais pas quoi dire.» Tout autre conseil ou démonstration d’émotion sont souvent difficiles à accueillir.

Colère et séparation

La colère? Une des intervenantes l’assure: «Je suis toujours révoltée.» Sa fille de 18 ans est morte en quatre jours d’une méningite foudroyante il y a plus de vingt ans, mais le ressentiment de cette femme ne diminue pas. Patricia Manasseh, force tranquille et lumineuse, donne plus tard cette information qui dit bien les dégâts du deuil: après la mort d’un enfant, quatre fois plus de mères et deux fois plus de pères meurent de «mort violente». Le couple est aussi malmené; 70 à 75% des parents se séparent après le drame. Et encore ceci. Peu importe la manière dont l’enfant est mort. Maladie, accident ou suicide, la douleur est la même, assure la thérapeute. Il n’y a pas de bonne mort, il y a juste l’absence irréversible de l’enfant «et l’impossibilité de le voir grandir».

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Dans ce documentaire, Nasser Bakhti s’intéresse encore au soutien offert par la religion. «Je ne dirai jamais aux parents «je vous comprends», car je suis à cent lieues de ces personnes qui souffrent», commence l’abbé Claude Pauli qui, durant les cérémonies, tente de «faire preuve d’empathie». «Quand je dois dire quelque chose aux familles trois jours après le décès, si je ne suis pas un homme de foi, je reste dans ma sacristie. Je dis: «Seigneur, tu m’as donné le don de la parole, s’il te plaît, maintenant, fous-moi le contenu!», sinon mes paroles seront vaines et creuses et feront plus de mal que de bien.»

Les mots peuvent panser les plaies, les images aussi. Comme cette nature très présente dans le film, feuilles au vent et eau qui coule, et dont la représentation va du plus gris au plus coloré. «Jamais je n’aurais pensé pouvoir à nouveau me réjouir d’une fleur qui pousse. C’est le cas aujour­d’hui, la vie a repris en moi», témoigne Patricia Manasseh qui a perdu Farouk il y a dix-neuf ans. Le documentaire souhaite le même trajet à tous les parents brisés par la mort de leur enfant.


«Un ange passé trop vite», Nasser Bakhti, 2019, 92 min.