Des Suisses à Hollywood
Zoom avant sur les Helvètes qui, tous métiers confondus, ont réussi à se faire une place dans la Mecque du cinéma.

Retrouvez toute la série d'articles

«Depuis que le cinéma existe, c’est la magie des effets spéciaux qui pousse les gens à aller dans les salles, pour y voir des choses qui n’existent pas ailleurs», explique George Lucas dans la série documentaire Light & Magic, disponible depuis juillet dernier sur Disney+. Cette petite perle raconte toute l’évolution d’ILM (Industrial Light & Magic), la célèbre compagnie d’effets spéciaux fondée en 1978 par le créateur de Star Wars, justement pour gérer les trucages des premiers films de la saga. C’est là que Natasha Devaud, 52 ans, née à Romont, a travaillé plus de vingt ans. De 1995 à 2016, elle y a distillé ses propres moments féeriques en termes d’effets numériques pour donner vie à toutes sortes de personnages, de monstres ou d’engins.

Sa spécialité? «Les matériaux et les éclairages, explique-t-elle. Je reçois généralement les objets en images de synthèse grossièrement modélisés, ça peut aller de la simple boîte aux lettres qui va voler en éclats à une gigantesque créature, et il s’agit alors de leur appliquer des textures avant de les éclairer de manière à ce qu’ils s’intègrent dans leur environnement.» Elle travaille ainsi sur l’armure d’Iron Man dans plusieurs films mettant en scène le super-héros, sur les dinosaures de Jurassic Park III, les robots de Transformers

«C’est lequel, R2D2?»

Natasha Devaud débarque chez ILM à une époque où la compagnie a désespérément besoin d’infographistes compétents. Les effets visuels numériques sont en plein essor et remplacent peu à peu les trucages jusqu’ici réalisés en direct à l’aide de maquettes, forçant les artisans à se recycler dans le département numérique. A l’Ecole cantonale d’art de Lausanne (ECAL), la Fribourgeoise avait intégré l’Unité de synthèse de l’image numérique pour expérimenter des travaux sur les textiles, avec déjà un intérêt prononcé pour les matériaux. Au cours d’un stage à Los Angeles, elle s’était alors fait remarquer par une jeune compagnie, Rhythm & Hues, qui l’avait convaincue de la rejoindre. Elle y était restée un an, avant de venir frapper à la porte d’ILM.

C’est à l’âge de 15-16 ans qu’elle commence à vraiment s’intéresser au cinéma. Ses goûts la portent vers des films comme L’Année du dragon, Le Grand Bleu ou encore Le Dernier Empereur. Elle enchaîne alors les séances, profitant de l’entracte pour faire ses devoirs. Mais les Star Wars n’ont jamais été sa tasse de thé. Au point que lorsque George Lucas lui confie son premier job à ILM – retoucher certains effets spéciaux du premier volet de la saga à la palette numérique pour la sortie de l’édition spéciale dans les années 1990 – et qu’il lui demande de s’occuper du robot R2D2, elle doit discrètement demander à un de ses collègues: «Mais c’est lequel, R2D2?»

Peu de femmes

Dans le milieu, les femmes sont rares, «et celles qui sont en place ne se laissent en général pas marcher sur les pieds», précise la Suissesse. Elle la première, qui s’est toujours battue pour garder libres ses week-ends. Dans un métier où les heures sup sont légion, la chose est suffisamment marquante pour être soulignée. «C’est en partie ce qui explique pourquoi on est si peu nombreuses dans le domaine: il est très difficile d’avoir une vie de famille et de s’occuper de ses enfants quand on doit être prête à travailler 55 ou 60 heures par semaine.» Mais là aussi, elle négocie et parvient à obtenir des horaires plus souples à la naissance de sa fille et de son fils, aujourd’hui âgés de 14 et 16 ans.

La Fribourgeoise nous explique avoir passé des années formidables dans le métier, nous décrit la folle ambiance qui régnait chez ILM au début des années 2000 (beaucoup de fêtes, un esprit de famille et des employés soudés), la générosité de George Lucas (qui s’efforçait de ne pas licencier ses employés durant les périodes creuses de travail), et la richesse de certaines collaborations, notamment avec les cinéastes Tim Burton – avec qui elle travaille sur Mars Attacks! – et Gore Verbinski – sur Pirates des Caraïbes: Le secret du coffre maudit ainsi que le film d’animation Rango.

La course au profit de Disney

Mais depuis quelques années, le milieu s’est sensiblement dégradé. De nombreux artistes VFX (pour Visual Effects) ont récemment poussé de gros coups de gueule contre le rythme de production insensé imposé par certains studios. Notamment Marvel, réputé pour demander de nombreux changements, souvent au dernier moment, avec ses innombrables films et séries de super-héros. Alors qu’avec des longs métrages faisant de plus en plus appel aux effets visuels, on pourrait penser que l’industrie est florissante, c’est tout le contraire: elle est paradoxalement en crise et beaucoup de compagnies ont dû mettre la clé sous la porte ces dernières années.

A lire: La Suisse et Marvel, une fascination

«Tout a commencé à se détériorer à la fin des années 2010, raconte Natasha Devaud. Avant, tous les effets spéciaux d’un film étaient effectués par la même compagnie. Mais pour réduire les coûts, les studios ont commencé à scinder le travail, attribuant les effets les plus difficiles aux boîtes les plus réputées, les autres à des compagnies bon marché. Le tout en lançant des appels d’offres. Forcément, les compagnies ont commencé à casser leurs prix pour décrocher les contrats, voire à sous-traiter dans des boîtes qui payaient encore moins. Et puis Sony Pictures Imageworks, à un moment donné, a eu une politique vraiment agressive, n’hésitant pas à fonctionner à perte. Il pouvait se le permettre car la maison mère le soutenait financièrement, alors que les autres boîtes d’effets visuels ne pouvaient compter que sur leurs propres profits. Tout le monde a néanmoins dû s’aligner et ça a fait énormément chuter le prix des effets. Beaucoup de compagnies ont fermé, nos salaires ont cessé d’augmenter, le travail est devenu plus stressant parce qu’il y avait plus à faire dans des délais plus courts… Et forcément, le tout se répercute sur la qualité du rendu final.»

Inter

La Romande cite l’exemple de Cats, la désastreuse adaptation de la comédie musicale de Broadway, sortie en 2019. «Le cas est célèbre dans le milieu: dans certaines scènes du film, on voit encore des plans provisoires, avec la main d’animateurs à la place des pattes de chats censées être finalisées en images de synthèse, parce que celles-ci n’ont pas eu le temps d’être remplacées.» Là-dessus, en 2012, Disney rachetait LucasFilm, et donc ILM. «A partir de là, l’esprit que George avait mis dans sa compagnie s’est érodé. Les bénéfices sociaux qu’on avait à l’époque ont disparu, des jours fériés ont été supprimés… On avait tout à coup l’impression de travailler à l’usine, dans une course au profit constante. C’est pour toutes ces raisons que je suis partie…»

A lire: Un temple de la réalité virtuelle ouvre à Genève

Elle retrouve alors le sourire auprès d’une petite compagnie d’effets spéciaux, Whiskytree, «très bien organisée, sans heures sup». Mais le cœur n’y est plus. «Après vingt-deux ans dans le domaine, j’avais l’impression d’en avoir fait le tour.» Elle revient un temps en Suisse, pour renouer avec ses premiers amours, le textile, en travaillant sur les costumes des avatars en réalité virtuelle des attractions de Dreamscape, qui vient d’ouvrir à Genève. Mais elle est depuis repartie à San Francisco pour rejoindre Meta (ex-Facebook), en train de mettre sur pied le métavers, où elle s’occupe de trouver le meilleur moyen pour représenter les différents textiles – encore et toujours – dans le monde virtuel: la manière dont les étoffes bougent, dont les fibres accrochent la lumière… Une nouvelle aventure commence!


Profil

1970 Naissance à Romont.

1994 Arrivée à Los Angeles. Elle loge près d’Hollywood Boulevard: joli de jour, mais la nuit le trafic de drogue règne et les hélicoptères pourchassent les malfrats.

1995 Entrée à ILM. Elle s’occupe des retouches numériques de l’édition spéciale de «Star Wars épisode IV: Un nouvel espoir», qui ressort en 1997.

2012 Disney rachète ILM et les conditions de travail ne tardent pas à se détériorer.

2022 Après avoir quitté ILM en 2016, elle intègre l’équipe de Meta (ex-Facebook) pour des recherches sur la réalité virtuelle.