Au nom de la fraternité
cinéma
Grand Prix du jury à Cannes, «Des hommes et des dieux» de Xavier Beauvois évoque les moines de Tibéhirine, assassinés en 1996 en Algérie. Un regard laïc qui développe la thèse du martyre consenti
N’oublie pas que tu vas mourir, s’intitulait un précédent film de Xavier Beauvois, (petit) Prix du jury à Cannes en 1995. Quinze ans plus tard, ce jeune cinéaste à éclipses, l’un des plus talentueux de sa génération, n’a à l’évidence pas oublié. Sauf qu’au lieu de s’imaginer un destin romantique sur fond d’années sida, il a cette fois pris du recul pour élever encore son propos, en acceptant la commande d’un film sur l’affaire des moines de Tibéhirine (lire ci-dessous). Avec à la clé un Grand Prix du jury, Des hommes et des dieux ne se voyant souffler la Palme d’or promise par la presse que par l’énigmatique Oncle Boonmee du Thaïlandais Apichatpong Weerasethakul.
Les hasards de la distribution font que ces deux films sortent le même jour en Suisse romande. Seul avantage: en les découvrant si rapprochés, on pourra se glisser dans la peau du jury cannois et se demander à son tour ce qu’il convient de favoriser, entre un film original mais un peu hermétique et un beau film nettement plus consensuel.
En dépit d’une inévitable polémique algérienne, Des hommes et des dieux fait en effet quasiment l’unanimité. Ce n’était pourtant pas gagné d’avance. Il fallait y croire pour miser un kopeck sur cette histoire de moines cisterciens troublés dans leur routine par l’irruption de la violence, chronique d’une mort annoncée! Et pour confier le projet à un enfant terrible certes remis en selle par Le petit lieutenant, mais pas précisément réputé pour sa fiabilité et sa fibre spirituelle.
Le producteur Etienne Comar a trouvé l’approche: «L’émotion retombée, il m’est apparu que toute la polémique autour de ce crime avait peut-être occulté l’essentiel. Pourquoi ces moines sont-ils restés dans un pays à feu et à sang?» Ne restait plus qu’à transformer cette intuition en un film…
Tourné au Maroc voisin pour des raisons de sécurité, Des hommes et des dieux ne fait pas mentir son titre. Il est bien question ici de la condition humaine et de ses différentes manières d’envisager sa relation aux autres et à Dieu, que ce dernier soit chrétien ou musulman. Pour les moines français de Tibéhirine (dans les montagnes de l’Atlas, à 90 km au sud d’Alger), il s’agit d’une quête d’harmonie et de fraternité. Enfermement choisi dans un cadre grandiose, en bonne intelligence avec les voisins musulmans. Mais pour les islamistes qui terrorisent le pays, il s’agit à l’évidence de tout autre chose.
Evocation des derniers mois avant le drame, le film nous fait partager la vie des huit moines, réglée par divers rituels, mais aussi leur attachement à cette terre. Le grand silence n’est pas loin, sauf qu’au contraire des chartreux de ce documentaire au succès inattendu (Philip Gröning, 2005), ces trappistes gardent un contact avec la population. Beauvois filme large et rythme ample, magnifiant le paysage et la dimension intemporelle de cette existence paisible. Mais il n’hésite pas à cadrer et monter plus serré le moment voulu.
Le jour où une équipe de travailleurs croates est massacrée non loin par un groupe islamiste, la terreur s’installe dans la région. Quand l’armée se présente à la porte du monastère pour proposer sa protection, bientôt suivie par des islamistes exigeant des soins, comment réagir? Le supérieur Christian (Lambert Wilson, impeccable) a la plus lourde tâche, cherchant à préserver une neutralité impossible. Mais chacun est renvoyé à ses doutes intimes, et bientôt, il s’agit de décider s’il convient de décamper ou au contraire de rester.
C’est là que le film, se rapprochant du Dialogue des carmélites de Georges Bernanos (qui traite de religieuses sous la Terreur révolutionnaire), décolle vraiment. Chacun des comédiens, du savoureux Michael Lonsdale au tourmenté Oliver Rabourdin, donne alors sa pleine mesure. On retiendra forcément cette séquence où les moines chantent sous le vrombissement d’un hélicoptère. Mais leur tour de table décisif et un dernier repas filmé comme une Sainte Cène (avec Le Lac des cygnes de Tchaïkovski en contrepoint laïc à la radio!), ne sont pas moins mémorables.
Ces moments confèrent au film sa vraie dimension: non pas un acte de foi, mais un témoignage admiratif pour ces hommes que la conscience de leur finitude n’aura que confortés dans leur exigence spirituelle et morale. Un beau projet de cinéma, qu’il n’est nul besoin d’être croyant pour apprécier.
VVV Des hommes et des dieux, de Xavier Beauvois (France 2010), avec Lambert Wilson, Michael Lonsdale, Olivier Rabourdin, Philippe Laudenbach, Jacques Herlin, Loïc Pichon. 2h02.