«Nomadland», sur la route avec les oubliés du rêve américain
cinéma
Depuis son Lion d’or obtenu à Venise jusqu’aux Oscars, le troisième long métrage de Chloé Zhao ne cesse d’être salué et récompensé. Il le mérite: cette plongée dans l’univers de citoyens américains vivant dans leur camionnette est bouleversante

Au milieu d’une vaste plaine, un feu de camp. Car les nuits d’hiver sont fraîches en Arizona. Sans emploi, voyageant et dormant dans une camionnette aménagée en maisonnette itinérante, Fern (Frances McDormand) a rejoint un rassemblement organisé par Bob Wells. Autour du brasier, on ne se raconte pas des histoires de cowboy; des hommes et des femmes, marqués par la vie, laminés par ce que Wells appelle «la tyrannie du dollar», évoquent ce qui les a poussés à prendre la route, à adopter une vie nomade, passant d’un emploi et d’un Etat à l’autre. A l’image de Fern, qui après avoir emballé des cartons dans un entrepôt Amazon nettoie dorénavant les toilettes d’un camping. Chômage, maladie, dettes, séparation, disparition, il y a derrière chaque visage un drame.
Ce mode de vie nomade a un nom, on appelle ça le vandwelling, ou l’art d’habiter dans un van. Bob Wells, qui joue dans Nomadland son propre rôle, est le gourou de cette communauté de marginaux qui sont comme les premiers pionniers, des hobos du XXIe siècle qui se sentent connectés à la terre, libres – et ne venez surtout pas leur dire qu’ils sont des sans-abris. Avant de reprendre la route en solitaire, Fern rencontre Swankie. Elle est rongée par un cancer, il ne lui reste que quelques mois à vivre et elle a décidé de rouler jusqu’en Alaska, car elle y a de bons souvenirs. Un peu plus tôt, une future retraitée avait évoqué son envie de suicide, car comment survire quand on a un peu plus de 60 ans et aucune pension? «Mais j’ai deux chiens, je ne suis pas seule, je n’ai pas eu le courage…» avouera-t-elle.
Adaptation d’un livre-enquête
«Make America Great Again», scandait le 45e président états-unien. On ne sait ce que pense Fern de ce slogan de campagne – Nomadland est un film humaniste et social qui laisse la politique hors champ –, mais elle fait partie de ces millions de travailleurs et travailleuses qui se sont pris les effets secondaires du capitalisme en pleine figure. Fern est un personnage de fiction, mais profondément enraciné dans l’histoire américaine récente. Avec son mari, dont on apprendra qu’il est décédé peu après, elle a été l’une des nombreuses victimes de la fermeture, en janvier 2011, de l’usine et de la mine implantées à Empire, dans le Nevada, par US Gypsum. Empire était une cité ouvrière entièrement administrée par cette société active dans les matériaux de construction. En juillet 2011, son code postal a été désactivé, la transformant en ville fantôme. C’est alors que Fern décidera de prendre la tangente.
Sur le livre qui a inspiré «Nomadland»: «De plus en plus de gens dorment dans des parkings»
Nomadland est un film d’une rare puissance formelle et narrative. Les vastes paysages y sont gris, rongés par le vent et le froid, à l’opposé de la mythologie de l’Ouest telle que véhiculée par le cinéma hollywoodien, et notamment le western. Le film est en outre sublimé par une dimension documentaire, en quelque sorte validée par la présence de Bob Wells, ce philosophe des chemins de traverse. On sent qu’autour de Frances McDormand, actrice terrienne d’une bouleversante densité émotionnelle, tous les personnages, toutes leurs histoires, sont porteurs de vérité. Adapté du livre-enquête éponyme publié par la journaliste Jessica Bruder en 2017, Nomadland est de ces récits qui éclairent ce qu’une autre mythologie, celle du rêve américain, d’un pays où tout est possible, préfère laisser dans l’ombre.
La caméra pour révéler l’invisible
La force du film tient également à celle de sa réalisatrice: Chloé Zhao, née à Pékin il y a trente-neuf ans, partie étudier en Angleterre puis aux Etats-Unis, et autrice de deux premiers longs métrages magnifiques (Les Chansons que mes frères m’ont apprises, 2015; The Rider, 2017), tournés dans une réserve amérindienne du Dakota avec des acteurs amateurs jouant leur propre rôle. Jean Rouch, pionnier du cinéma ethnographique, disait que sa caméra avait un pouvoir de révélation, déclenchait des émotions inédites lorsqu’il filmait en Afrique de l’Ouest des cérémonies animistes. Il en va en quelque sorte de même chez Chloé Zhao, et c’est peut-être dû au fait qu’elle aussi tourne dans un pays dont elle n’est pas originaire, comme si elle pouvait voir autre chose, gratter au-dessous du verni.
Critique de «The Rider»: Cowboy un jour, cowboy toujours
La Chinoise est devenue il y a quelques semaines la deuxième femme, après Kathryn Bigelow en 2010, à recevoir l’Oscar de la meilleure réalisation. Déjà récipiendaire du Lion d’or de la Mostra de Venise, Nomadland a également été sacré meilleur film, tandis que Frances McDormand recevait sa troisième statuette de la meilleure actrice après Fargo (1996) et Three Billboards (2017). Le quatrième film de Chloé Zhao sortira en novembre déjà: Eternals est un film de super-héros s’inscrivant dans l’univers cinématographique Marvel. Son approche sensible et documentaire du cinéma survivra-t-elle à un blockbuster à 200 millions de dollars – soit 40 fois plus que Nomadland – et au cahier des charges ne laissant aucune place à l’improvisation? On est à la fois curieux et inquiets de le découvrir.
Nomadland, de Chloé Zhao (Etats-Unis, 2020), avec Frances McDormand, David Strathairn, Linda May, Swankie, Bob Wells, Patricia Grier, 1h48.