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Paria à Hollywood, Woody Allen trouve refuge en Europe

Rattrapé par le scandale #MeToo, la cinéaste est dans la tourmente aux Etats-Unis. La sortie de son 48e film, «A Rainy Day in New York», y est d’ailleurs bloquée depuis un an. Mais celui-ci sort ce mercredi sur le Vieux-Continent, véritable planche de salut du réalisateur

Woody Allen à Hollywood en juin 2017.   — © Andre Previn/AFP Photo
Woody Allen à Hollywood en juin 2017.   — © Andre Previn/AFP Photo

On a bien cru qu’on ne le verrait jamais sur grand écran, ce Woody Allen. Tourné en 2017, A Rainy Day in New York se fraie enfin un chemin dans nos salles, deux ans après la sortie de Wonder Wheel. Presque une éternité pour le cinéaste de 83 ans, habitué à mettre en boîte un film par an, avec la régularité d’un métronome. Il n’avait d’ailleurs pas pris une telle pause depuis trente-huit ans. Des vacances en réalité bien forcées, dues à la rupture de contrat qui le liait à Amazon Studios depuis 2016, portant sur la production et la distribution de ses cinq prochains films. Car entre-temps, l’ouragan Weinstein a éclaté, précipitant la chute de plusieurs personnalités hollywoodiennes, dont le cinéaste.

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On rembobine. En 2017, après les premières accusations envers le producteur désormais déchu, avec qui Woody Allen a longuement collaboré sur des films comme Maudite Aphrodite ou Coups de feu sur Broadway, le réalisateur tient des propos quelque peu déplacés, en plein mouvement #MeToo. «Tout ce qui concerne Harvey Weinstein est très triste pour les personnes impliquées», commente-t-il au micro de la BBC. Y compris pour le principal intéressé, ne manquent pas d’entendre certains en filigrane. Et d’enchaîner dans Rolling Stone: «Il ne faut pas que cette situation conduise à un climat de chasse aux sorcières, dans lequel chaque homme qui ferait un clin d’œil à une femme dans un bureau se retrouverait à devoir appeler son avocat pour se défendre.»

Ces commentaires ont alors fait ressurgir les accusations d’agression sexuelle dont Woody Allen fait l’objet. Depuis 1993, Dylan Farrow, fille adoptive de l’actrice Mia Farrow et du cinéaste, accuse en effet celui-ci d’avoir abusé d’elle sexuellement lorsqu’elle avait 7 ans. Forcément, dans ce climat, la sortie de Wonder Wheel, fin 2017, premier film issu du contrat avec la plateforme de streaming, fait un four (1,4 million de dollars aux Etats-Unis, 19 000 spectateurs en Suisse) et reste en travers de la gorge du studio. Mais c’est surtout l’interview choc de la jeune femme, où celle-ci revient sur les circonstances précises des «prétendus» attouchements, sur CBS en janvier 2018, qui va mettre le feu aux poudres. «Prétendus», car non seulement le cinéaste les a toujours niés, mais la justice américaine l’a surtout innocenté. A deux reprises même, après des enquêtes menées par deux agences de protection de l’enfance.

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Hollywood divisé

Depuis, Hollywood est divisé. D’un côté, les partisans du Ney-Yorkais, parmi lesquels certains acteurs avec qui il a collaboré par le passé: Samantha Morton (Accords et Désaccords), Angelica Huston (Crimes et Délits) et Javier Bardem (Vicky Cristina Barcelona), aujourd’hui rejoints par Scarlett Johansson (Match Point, Scoop). «J’aime Woody, déclarait récemment cette dernière dans le Hollywood Reporter. Je retravaillerais avec lui n’importe quand. J’ai eu de nombreuses discussions avec lui sur tout ça. Il maintient son innocence et je le crois.» En face, Colin Firth (Magic in the Moonlight), Greta Gerwig et Ellen Paige (To Rome with Love) regrettent amèrement avoir travaillé avec lui. Tout comme Timothée Chalamet, Selena Gomez et Rebecca Hall, héros de A Rainy Day in New York, qui ont choisi de reverser l’intégralité de leur salaire perçu pour ce film à des associations de victimes d’agressions sexuelles.

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«Ça démontre bien la dimension de l’opprobre jetée sur lui, explique Frédéric Maire, directeur de la Cinémathèque suisse. Les plaintes sont connues depuis longtemps et le rejeter a posteriori illustre une forme d’opportunisme. On essaie de se racheter face à la polémique et la force des réseaux sociaux.» Précisons que la relance de l’affaire est orchestrée par Ronan Farrow, le fils biologique de Woody Allen et de Mia Farrow. Depuis 1992, il assure un soutien sans faille à sa sœur. Il n’est autre que le journaliste ayant fait tomber Weinstein en révélant l’affaire dans le New Yorker.

© Fred Prouser
© Fred Prouser

On aimerait dire que la situation est complexe, que toute la question reste de savoir comment faire la distinction entre l’homme et l’œuvre, et rappeler que quantité d’artistes notables – cinéastes, peintres ou écrivains – ont été, dans leur vie, accusés de choses diverses et variées. Ici, les choses sont plus simples: Woody Allen a été déclaré innocent par la justice. L’ennui, c’est que A Rainy Day in New York ne fait rien pour apaiser les tensions: il y est question d’une jeune étudiante – d’officiellement 21 ans mais qui en paraît 15, nous explique-t-on dans le film – dont s’amourachent notamment un réalisateur et un scénariste reconnus, tous deux proches de la cinquantaine. De quoi rappeler le goût obsessionnel du cinéaste/écrivain pour les jeunes filles. Qu’il se manifeste à travers ses films (Manhattan) ou dans la réalité, comme avec cet ex-mannequin, Christina Engelhardt, qui révélait il y a six mois avoir entamé une relation avec le cinéaste alors qu’elle avait 16 ans et lui 41.

Tant qu’on me financera, je continuerai à faire des films

Woody Allen

Europe, terre d’accueil

Bref, adulé à Hollywood pendant plus de quarante ans, Woody Allen est soudainement devenu un paria, honni par une bonne partie de la profession et abandonné par le public. Face à la polémique, les studios Amazon ont donc retiré leurs billes et bloqué la sortie du film. Ce à quoi le cinéaste a rétorqué en les assignant en justice, réclamant 68 millions de dollars pour rupture abusive de contrat. Le sort de A Rainy Day in New York semblait donc scellé, mais l’Europe est venue à son secours. D’abord à travers le distributeur italien Lucky Red, le premier à annoncer une sortie, suivi par Mars Films pour la France, et Frenetic Films en Suisse. «Contrairement à Wonder Wheel, il y a deux ans, dont une grande salle lausannoise avait subitement annulé la sortie à la suite d’un article un peu rude paru dans la presse dominicale, le film n’a pas rencontré de problème de programmation», précise Eric Bouzigon, attaché de presse de la société. Le film est d’ailleurs distribué dès ce mercredi dans quatre salles à Genève, deux à Lausanne ainsi que dans treize autres villes romandes.

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Et alors que de l’autre côté de l’Atlantique même les maisons d’édition ne veulent pas de ses mémoires, le réalisateur est allé trouver refuge en Espagne pour tourner son nouveau film, Rifkin’s Festival, bouclé il y a déjà un mois. Une comédie romantique sans star américaine, avec Christoph Waltz, Louis Garrel, Sergi Lopez et Gina Gershon. «Tant qu’on me financera, je continuerai à faire des films», expliquait-il au micro de France Inter il y a quelques jours, au moment où ce dernier opus faisait l’ouverture du Festival de Deauville.

La presse américaine évoque un épuisement créatif

Avec un Woody Allen emporté par la vague #MeToo, mais défendu par des stars telles que Pierce Brosnan, Scarlett Johansson et même Catherine Deneuve, est-il vraiment possible de juger de la qualité d’un film en faisant abstraction de la polémique déclenchée? Bloqué aux Etats-Unis, A Rainy Day in New York y suscite autant des interrogations qu’une grande curiosité. Et les critiques sont pour l’instant plutôt négatives.

Jessica Kiang, de Variety, ne mâche pas ses mots. Pour elle, le film est le résultat «d’un profond épuisement créatif». Elle le juge carrément raté. «C’est un rabâchage d’un terrain de jeu déjà largement couvert par Woody Allen, et même si l’on peut dire la même chose de la quasi-totalité de ses œuvres de fin de carrière […], jamais le script n’a semblé autant en déphasage avec l’ère dépeinte.»

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Comme la margarine

Le film est-il bon? Pas vraiment, répond à son tour le Hollywood Reporter. Le magazine professionnel rejoint Variety: le film n’est qu’une simple répétition de ses thèmes et points de repère préférés, «dans un Manhattan actuel si imprégné de nostalgie et irréel que cela pourrait aussi bien être une œuvre d’époque». D’ailleurs, la première phrase de son papier donne le ton: «Comme les cigarettes, la margarine ou le régime Atkins, les films de Woody Allen étaient un temps jugés bons pour vous et ils sont maintenant plus ou moins considérés comme représentant un risque pour la santé.»

Le journaliste Jordan Mintzer relève notamment une phrase du film: «Qu’est-ce qu’il y a chez les mecs plus âgés qui semble si attirant pour les femmes?» Woody Allen fait-il référence à sa propre situation, ou alors ignore-t-il simplement qu’elle existe? Et de conclure: «Quoi qu’il en soit, cette réplique vous pèse sur l’estomac comme un sandwich à trois étages du Carnegie Deli (un aliment cher à Woody Allen qui serait probablement apparu dans le film si l’épicerie n’avait pas fermé en 2016), et vous met mal à l’aise pendant le reste du film.»  Valérie de Graffenried