On peut ressasser à perpétuité la Shoah ou bien, comme Joshua Oppenheimer, rejeton d’une famille juive décimée, juger qu’il y a aujourd’hui plus utile à faire. Comme par exemple révéler au monde l’existence d’un génocide impuni et oublié. Ou faut-il dire «massacre», l’appellation étant protégée malgré l’ampleur et l’inhumanité comparables des atrocités commises?

Il y a trois ans, ce cinéaste américain basé à Copenhague avait fait sensation avec The Act of Killing, qui rappelait l’assassinat d’un million de supposés «communistes» en Indonésie en 1965-1966, prélude de l’arrivée au pouvoir du dictateur Suharto. Un documentaire comme personne n’en avait jamais vu: résultat de dix années d’investigations et d’intimidations, il laissait des tueurs fans de cinéma mettre en scène leurs anciens crimes, avec le montage comme seul moyen de mise en perspective. Malaise et débat sur l’ambiguïté morale assurés, un tour du monde des festivals à la clé. Un second volet en forme de correctif s’imposait.

C’est chose faite avec The Look of Silence, qui a remporté le Grand Prix spécial du jury à la Mostra de Venise 2014 et peut très bien se voir indépendamment. Toujours produit par des Scandinaves et parrainé par ses aînés Werner Herzog et Errol Morris, l’auteur y réalise son projet initial d’un film ancré dans le point de vue des victimes. Encore avant la sortie de The Act of Killing, il a en effet trouvé un courageux volontaire en la personne d’Adi, ophtalmologue déterminé à découvrir la vérité sur la mort de son frère aîné Ramli, deux ans avant sa naissance. Comme dans le premier volet, tous les autres collaborateurs locaux sont crédités d’«anonymes» par crainte de représailles, Oppenheimer lui-même étant devenu persona non grata, même si ses films ont lancé un processus de prise de conscience.

États-Unis complices

Un ahurissant reportage d’époque de NBC News suffit à évoquer le contexte: on y voit un journaliste TV américain se laisser dire sans broncher que «Bali est devenu bien plus beau sans communistes», dont certains auraient «demandé à être tués», pour finir par admirer un camp/bagne de prisonniers en attente d’être affamés ou livrés à la vindicte populaire! L’arrière-plan historique, c’est bien sûr le Vietnam et une guerre globale contre le communisme qui ne fut à l’évidence pas si «froide» que cela.

Filmé regardant sur une télévision les récits de tueurs bravaches, Adi se contient difficilement. Ses propres rendez-vous avec les mêmes, des années plus tard, prennent souvent un prétexte médical. Mais le but de sa démarche n’est ni la vengeance ni même d’obtenir des excuses; plutôt le désir d’apprendre et de faire éclater enfin toute la vérité.

Le cadre villageois peut d’abord paraître plaisant avec ses cases à deux pas de la forêt. Mais la vie d’Adi, qui s’occupe avec sa vieille mère d’un père sénile, n’a rien de reluisant. Et un plan mystérieux de camions au crépuscule suffit à faire ressurgir le passé: celui des massacres au bord de la rivière Serpent au nord de Sumatra. Depuis, les survivants vivent au milieu des assassins de leurs proches, des civils qui en ont récolté moult avantages, protégés par les militaires au pouvoir. Pire, c’est toute la société indonésienne qui, à partir de là, s’est retrouvée gangrenée par l’impunité et l’omerta, la violence et la corruption.

Pas si banal, le mal

La confrontation avec les «héros» d’autrefois est à la fois terrible et riche d’enseignements. On découvre d’abord une sauvagerie ahurissante, véritable boucherie où le «communiste» était ravalé au rang d’animal. La recette pour éviter de «devenir fou»? Boire le sang de ses victimes! Mais on devine aussi l’organisation et la manipulation, à l’évidence soigneusement orchestrées. La fierté affichée, elle, ne soutient pas l’interrogatoire serré, activant un réflexe de déresponsabilisation général. Quelque part, une conscience travaille, plus ou moins efficacement refoulée par le recours à la religion (ici musulmane).

Les vieux se font parfois menaçants. Leurs enfants réagissent de manière contrastée. Un oncle d’Adi, simple geôlier, refuse de se considérer complice et chasse le neveu inquisiteur. Partout, le malaise plane. Et même si l’on n’aperçoit rien des horreurs évoquées, on a le cœur qui descend toujours plus dans les chaussettes.

Pourquoi alors voir The Look of Silence? Parce que c’est sans doute là le documentaire le plus fort de l’année. A sa manière, un travail aussi important que ceux entrepris par Claude Lanzmann en France et Rithy Panh au Cambodge – et ce, en amont de toute justice internationale! Parce qu’il y a une forme de «juste poétique» à voir un Américain débusquer cinquante ans plus tard un drame national inspiré par la propagande états-unienne. En un mot, pour y voir plus clair sur l’humain, mais aussi sur la marche du monde depuis la Deuxième Guerre mondiale.

The Look of Silence, documentaire de Joshua Oppenheimer (Danemark, Norvège, Finlande, 2014).1h40.