cinéma
Fable sur la crise de la politique, «Viva la libertà» offre un double rôle au grand Toni Servillo. Rencontre avec son auteur, Robert Andò

«Le politicien veut le pouvoir, et le fuir»
Cinéma Fable sur la crise de la politique, «Viva la libertà» offre deux fois Toni Servillo
Rencontre avec son auteur, Robert Ando
Encore peu connu à l’étranger, le Sicilien Roberto Ando, 55 ans, est devenu une valeur sûre de la scène culturelle italienne. Cinéaste et metteur en scène de théâtre et d’opéra, il vient de frapper un joli coup double avec Il trono vuoto, son premier roman devenu un best-seller primé, et sa transposition au cinéma Viva la libertà, couronnée d’un franc succès. Une fable qui tombe à pic dans le paysage politique dévasté par deux décennies de berlusconisme, centrée sur un leader d’opposition en crise qui se laisse remplacer par son jumeau, un philosophe excentrique. Ce cinquième film – après Diario senza date (1995, avec Bruno Ganz découvrant Palerme), Le Manuscrit du prince (2000, avec Michel Bouquet en Giuseppe Tomasi de Lampedusa), Le Prix du désir/Sotto falso nome (2004, thriller psy avec Daniel Auteuil, sorti en Suisse) et Voyage secret (2006, drame familial tiré d’un roman de Josephine Hart) – nous a paru le bon moment pour une rencontre.
Le Temps : Qu’est-ce qui est venu d’abord dans votre parcours, le cinéma ou la littérature?
Roberto Ando: Je suis un cas de parfaite schizophrénie. Jeune, j’ai été à la fois cinéphile et passionné de littérature. En général, la vie vous oblige à choisir, mais j’ai tenu bon même si c’est parfois mal vu. Le théâtre, lui, est venu après, suite à des propositions…
– Vous n’avez donc pas écrit un livre «par défaut», en attendant de pouvoir réaliser le film?
– Pas du tout. J’avais déjà écrit un premier roman à 20 ans, et je l’avais soumis à mon maître Leonardo Sciascia, qui voulait m’aider à le faire éditer. Mais j’ai préféré le reprendre, et pour finir il n’a jamais été publié! J’avais donc une sorte de revanche à prendre sur moi-même.
– En recevant le Prix Sergio Leone du Festival d’Annecy, vous avez dit que Toni Servillo était la condition «sine qua non» du film…
– C’est vrai! Le succès du roman comportait le risque de décevoir. Avec Servillo, je me sentais couvert. Il y a bien sûr d’autres excellents acteurs en Italie, mais Toni a amené quelque chose de nouveau. Peut-être parce qu’il est venu tard au cinéma, il y a chez lui ce mélange de théâtralité et de concret, de vécu qui se lit sur son visage. Surtout, il sait suggérer un non-dit vraiment nécessaire pour ce double rôle. Heureusement, je le connaissais déjà. Nous n’avions jamais travaillé ensemble, mais nous avons le même âge et le milieu n’est pas si vaste… Comme tout grand comédien, Toni est quelqu’un à l’écoute, qui demande une direction. Nous avons commencé par tourner la partie du «fou», pour laquelle il fallait trouver la tonalité juste, éviter le grotesque. Après, le politicien a été beaucoup plus facile…
– Pourquoi avoir fait du frère jumeau un philosophe un peu fou?
– Je voulais montrer où se trouve la culture en ce moment en Italie: à l’asile plutôt qu’à l’université! C’est bien sûr une provocation de ma part, mais il existe aussi une tradition d’excentriques qui ont fait avancer les choses… Pour moi, il ne s’agissait pas de proposer un programme, mais de poser la question du langage politique, qui est en crise. Peut-on y réintroduire de la culture, aujourd’hui que les règles de la publicité et du marché se sont imposées sans partage? Il y a eu un changement anthropologique dans la politique, que ses acteurs ne perçoivent pas. L’homme politique n’est plus cette figure de pouvoir opaque d’autrefois, il est devenu un vrai personnage, angoissé et fragile. Comme l’a dit Jean Baudrillard, quelqu’un qui veut à la fois exercer le pouvoir et le fuir!
– Et le politicien cinéphile?
– Ce flirt avec le cinéma existe vraiment dans la politique italienne, surtout à gauche, comme chez Walter Veltroni ou même notre président de la république Giorgio Napoletano. Par ailleurs, le grand cinéma italien de l’après-guerre a eu un vrai impact sur la société civile. Mais peut-on ressusciter cette fonction? C’est aussi pour ça que je cite Fellini, qui est passé à la postérité comme un artiste désengagé sur un malentendu: non seulement il a su montrer l’homme italien tel qu’il est, mais c’est le seul à s’être insurgé contre cette nouvelle dictature de la publicité qui correspondait à l’arrivée de Berlusconi. Il a été visionnaire jusqu’au bout.
– Leonardo Sciascia et Francesco Rosi ont été vos maîtres, mais vous avez cherché ici une légèreté qui n’a jamais été leur fort?
– Oui, c’est une nouveauté qui s’est imposée à moi. Peut-être avec cette vieille idée du double qui remonte à Shakespeare et Goldoni, et qui fait naturellement basculer le théâtre du pouvoir de la tragédie vers la comédie. Dans la première partie du film, je pense qu’on rit. Mais la deuxième devrait être plus énigmatique, comme pour le personnage du bras droit du politicien joué par Valerio Mastandrea, qui ne sait soudain plus trop où se situe le réel et la fiction…
– Le ton de la fable fait penser à une autre, «Bienvenue Mr. Chance (Being There)» de Hal Ashby, tirée d’un roman de Jerzy Kozinski…
– C’est un film formidable, mais très différent: Chance est une sorte d’idiot qui utilise un langage puisé à la télévision et fait croire à tout le monde qu’il cache de puissantes métaphores. Chez moi, il s’agit d’un homme qui utilise consciemment un autre langage. Dans une critique de mon livre, Umberto Eco avait déjà fait le parallèle, alors que je n’y avais pas du tout pensé…
– Avez-vous encore de l’espoir pour l’Italie et sa politique?
– Ce film est un acte d’espoir, c’est même pour cela que j’ai changé le titre! La dernière image m’a été soufflée par Marco Bellocchio, qui est lui-même un jumeau et m’a dit que depuis le suicide de son frère, il a l’impression de le porter sur l’épaule… Je crois que l’homme politique porte en lui un autre, un inconnu avec lequel il pourrait renouer le dialogue. Silvio Berlusconi a longtemps été un personnage de pure fiction. Quant à Beppe Grillo, il n’a rien su faire de son succès de pure opposition. Mais aujourd’hui, avec Matteo Renzi, on a changé de génération. On pourrait enfin échapper à cette politique idéologique et autoréférencielle pour une politique d’action qui a trop longtemps manqué en Italie. Je pense qu’il faut lui laisser une chance.