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Portrait de l’artiste en grincheux (de génie)

«Mr. Turner» offre une hallucinante plongée dans le monde du grand peintre britannique. Et si Mike Leigh, à 70 ans, avait dressé par la même occasion son autoportrait?

à l’Académie royale des beaux-arts. Un homme admiré mais incompris, qui tolère mal ses contemporains. — © Timothy Spall, au centre
à l’Académie royale des beaux-arts. Un homme admiré mais incompris, qui tolère mal ses contemporains. — © Timothy Spall, au centre

Portrait de l’artiste en (génial) grincheux

Biopic «Mr. Turner» offre une hallucinante plongée dans le monde du grand peintre britannique

Et si Mike Leigh, à 70 ans, avait dressé par la même occasion son autoportrait?

Vers la fin de Mr. Turner, le vieux peintre entend parler d’un nouveau procédé capable de reproduire une image fidèle de la réalité et se rend chez le photographe John Mayall pour se faire tirer le portrait en daguerréotype. Le fait que les deux hommes se sont connus est attesté. Mais pour Mike Leigh, c’est surtout là prétexte à une jolie mise en abyme: intrigué, mais méfiant, le vieux Turner se sent clairement menacé par l’aube d’une nouvelle ère. Et comment ne pas deviner, derrière l’artiste dont il a atteint l’âge à ce moment-là, le cinéaste lui-même, encore fidèle à un 7e art bousculé par l’ère numérique?

Depuis son premier opus-ovni Bleak Moments (1971), en passant par vingt ans de dramatiques TV et une dizaine de films salués en festivals (Naked, Secrets & Lies, Vera Drake, Happy-Go-Lucky, Another Year), Mike Leigh s’est imposé comme l’une des principales voix de l’Angleterre contemporaine. Ceci n’est pas son premier film d’époque, ni même son premier biopic d’artiste, titre qui revient à Topsy-Turvy (1999), consacré au duo de compositeurs d’opérettes Gilbert et Sullivan. Qui a vu ce film savoureux sait à quoi s’attendre: au-delà de la figure évoquée dans une reconstitution d’une rare précision, une libre méditation sur l’artiste dans son époque.

Qu’il s’attaque avec J. M. W. Turner (1775-1851) à un monument – peut-être l’artiste anglais par excellence – n’y change rien. Ceci est un portrait éminemment subjectif, sûrement nourri de biographies et d’histoire de l’art, mais avant tout composé de scènes apocryphes dictées par une vision du monde toute personnelle, où drôlerie et sinistrose se le disputent.

S’agissant d’une biographie de peintre, le cinéaste donne le ton par un magnifique «tableau animé»: une vue hollandaise de fin de journée avec moulins, canal et lavandières, jusqu’à ce qu’un léger recadrage révèle, au loin, le peintre à l’œuvre. Tout le film en sera parsemé. Mais l’inspiration du cinéaste va plus loin que l’approximation des peintures de Turner lui-même. C’est ainsi que certains paysages évoquent plutôt Caspar David Friedrich, et le traitement des personnages les caricatures de Dickens et Daumier. Sans oublier une étonnante musique plaintive (Gary Yershon), pas moins importante pour l’impression d’ensemble. Mais c’est bien la performance grandiose de Timothy Spall, justement primée à Cannes, qui apporte la touche finale.

Turner ressemblait-il à ce petit homme rondouillet à face «de gargouille»? On n’en sait trop rien. Par contre, ses manières d’homme du peuple (fils d’un barbier londonien) et son caractère ombrageux semblent bien réels. Leigh et Spall en font un solitaire bourru, grommelant ou éructant, tout juste capable de se tenir en société. Un homme aussi intelligent que disgracieux, obsédé par son art, qui souffre mal la prétention et la médiocrité de son milieu – tout en négligeant scandaleusement ses proches. C’est pourtant cet excentrique saisi dans la seconde partie de sa vie, physiquement sur le déclin, qui produira des peintures de plus en plus remarquables, très en avance sur son temps.

Tout le film s’appuie sur ce paradoxe. Côté vie privée, Turner est un désastre: il vit avec son vieux père jusqu’à la mort de ce dernier, ignore ses filles, qu’il a eues hors mariage, trousse sa bonne quand il ne va pas au bordel (déchirante scène avec une jeune prostituée qui a l’âge de sa fille décédée). Puis, miracle, il trouve dans la petite ville côtière de Margate une brave veuve qui deviendra la compagne d’une fin d’existence plus paisible. Mais sa vie publique n’est pas moins compliquée, avec l’obligation de fréquenter des collègues (hilarantes visites à l’Académie royale), des mécènes (ah! sa réplique au nouveau riche qui veut acquérir toute sa production!) ou des critiques (flingués via l’éminent John Ruskin, croqué en snob ridicule) qu’il tolère à peine.

Pour finir, alors que ses toiles se font de plus en plus abstraites, la renommée dont il jouit ne lui épargne plus l’incompréhension («Sa vue baisse», concluent la jeune reine Victoria et consort) et les railleries (on le voit assister à un spectacle burlesque qui le ridiculise). Et tout le dernier quart du film n’est plus qu’une lente marche vers la mort dont Leigh, en réaliste convaincu, ne nous épargne rien.

Que ressort-il d’un tel portrait, qui inspire autant l’effroi que le rire, la consternation que l’admiration? Que l’artiste véritable n’a rien d’admirable sinon peut-être son obsession et qu’il laisse bien des femmes malheureuses derrière lui! Mais aussi que le plus grand misanthrope cache une âme désespérément en quête d’amour. Il peut traquer inlassablement la lumière sur les flots ou tenter de saisir la tragicomédie humaine dans toute sa cruauté, travailler sur toile ou sur écran, mieux vaut le laisser tranquille. Pour finir, seule son œuvre, indissociable de son temps quoique éventuellement capable de le dépasser, doit parler.

VVVV Mr. Turner, de Mike Leigh (Royaume-Uni – France, 2014), avec Timothy Spall, Dorothy Atkinson, Marion Bailey, Paul Jesson, Martin Savage, Lesley Manville, Ruth Sheen, Joshua McGuire, David Horovitch, Leo Bill. 2h29.

Que ressort-il d’un tel portrait, qui inspire autant l’effroi que le rire, la consternation que l’admiration?