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Raphaël Baroni: «Les séries TV fusionnent l’industrie et les auteurs»

Le professeur associé à l’Université de Lausanne est coorganisateur d’un cours public sur les séries. Expert en narratologie, il dissèque notre fascination pour les fictions TV – et la manière dont celles-ci ont pris d’assaut la citadelle académique

Le fond du drame de «Game of Thrones», objet de polémique. — © HBO
Le fond du drame de «Game of Thrones», objet de polémique. — © HBO

Pendant l’exercice de l’interview, il se lève souvent, montre des livres de confrères («passionnant, Fictions à la chaîne, de Matthieu Letourneux!»), de vieux exemplaires du Journal de Tintin… Professeur associé à l’Université de Lausanne, Raphaël Baroni veut transmettre son enthousiasme. Avec des collègues, il a conçu l’actuel cours public de l’institution dédié aux séries TV. Il explique.

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Le Temps: Un cours public sur les séries dans une université en ce moment, n’est-ce pas racoleur?

Raphaël Baroni: Oui! Nous visons le grand public. Et nous constatons la popularité du domaine: même dans un cours de master que nous avons donné sur les séries, nous avions une quarantaine d’étudiants, un nombre inhabituel. Aborder la sérialité nous permet de prendre conscience du fait que la fiction est d’abord une construction sociale, depuis les mythes gréco-romains jusqu’à l’univers Marvel. Il s’agit d’univers constitués collectivement, ou par un créateur et repris par d’autres. La série au sens où nous l’entendons aujourd’hui naît au XIXe siècle, par le feuilleton, avec l’essor de la marchandisation de la culture. La fiction sérielle (ou la série) acquiert une fonction de fidélisation du public, et elle se produit de manière industrielle, avec le recyclage des personnages et des intrigues… Face à cela, des auteurs se sont élevés, ont voulu affirmer leur autonomie et le caractère unique de leur œuvre, de leurs romans. Mais ce culte de l’auteur et de son originalité est aussi une invention moderne. Des facultés comme la mienne se sont focalisées sur les auteurs car elles sont nées dans la même période.

En somme, vous êtes aussi touché par l’explosion des séries?

La sériephilie infecte aussi les milieux académiques! Nous essayons de proposer une archéologie du phénomène. Et nous nous intéressons aux changements des modes de production, l’apparition de la TV de qualité avec HBO, les enjeux du système d’abonnement… Les séries actuelles les plus en vue s’inscrivent dans une logique industrielle qui reproduit les codes du modernisme, par exemple avec la liberté accordée à l’auteur, au showrunner.

Ce qui peut paraître contradictoire, puisque vous évoquez une construction collective…

Notez que la montée en puissance du showrunner correspond à l’émergence de la «quality TV», la conception de séries très populaires comme Les Experts n’est pas concernée, on ne se préoccupe pas de savoir qui les écrit. On a parlé d’une revanche des scénaristes sur les réalisateurs, c’est sans doute vrai, mais les choses évoluent. Voyez une Jane Campion qui estime ne plus pouvoir faire de film comme elle l’entend, et qui décline son projet en une série, Top of the Lake. On obtient un grand film avec sa segmentation propre, qui ressemble au chapitrage d’un roman plus qu’à une succession d’épisodes. On est allé assez loin dans l’indépendance affichée vis-à-vis du public comme Vince Gilligan (Breaking Bad) prenant une posture auteuriale et affirmant qu’il ne contentera pas tout le monde.

A l’inverse, la fin de «Game of Thrones», évoquée durant le cours public, a suscité une fronde assez forte des fans. Comment le comprendre?

Une chose qui me fascine dans la sérialité, c’est qu’elle rapproche le pôle de production de la réception. Les scénaristes ne peuvent pas ne pas tenir compte des spectateurs. Toutefois, avec la résonance des réseaux sociaux, cela tourne un peu à l’infantilisme. C’est le syndrome Misery, les spectateurs insatisfaits rêvent d’enfermer l’auteur et de lui casser les deux jambes…

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Vous abordez «Downton Abbey» ou «Kaamelott». Pour les universitaires, une bonne série est une série morte?

C’est un débat entre nous. François Jost [fameux expert français qui interviendra le 4 décembre] considère que l’on ne peut analyser une série qu’une fois achevée. Je ne suis pas d’accord. Cela revient au mythe de l’œuvre complète et autonome. Je pense qu’on parle mieux d’une série pendant son déroulement, déjà parce que, souvent, les auteurs eux-mêmes ne savent pas où ils vont. Mais cela suppose de sortir de notre fascination pour les objets clos. A la fin de la lecture d’un roman, on a envie qu’il continue.

Il y a une émotion dans la fin…

Oui, mais la tension narrative est plus forte. Cette tension qui fait que l’on se complaît dans un état d’insatisfaction, en attendant la suite. Aristote déjà posait que l’art consiste à prendre plaisir à imiter des choses qui nous dégoûteraient dans la vraie vie. Mon amie adore les films d’horreur, ce ne que je ne comprends toujours pas… Mais il est évident que dans la fiction, il y a une inversion de la valeur des émotions. Avec cette tension du feuilleton, on touche le cœur de la fonction de la fiction. Les universitaires ont souvent refoulé cet aspect car il était considéré comme relevant des émotions populaires: on n’osait pas parler du suspense chez Flaubert…

Notre frénésie des séries est-elle la preuve que nous voulons consommer toujours plus de fictions?

Je ne dirai pas plus, mais la visibilité a changé. Songez à toutes les formes de fictions populaires complètement oubliées aujourd’hui, par exemple les feuilletons radiophoniques, les romans-photos, lus par des millions de gens, les collections populaires comme Harlequin, ou dans la BD, les revues populaires: il en a existé des centaines, qui racontaient des histoires dans leurs cadres spécifiques. Tintin est devenu une œuvre en albums, mais des centaines de BD de revues ont disparu. On a retenu les albums. Les Mystères de Paris, c’était le Game of Thrones du XIXe siècle; et GoT, c’est le Balzac d’aujourd’hui. La nouveauté, c’est la visibilité. On parle de cette fiction populaire dans les médias, les universités…

On observe aussi une durée nouvelle, un patrimoine vivant des séries, songeons à «Friends» qui est l’une des séries les plus vues sur Netflix.

Mon filleul, qui a 18 ans, me dit qu’il a déjà vu Friends sept fois. Il la passe en travaillant. C’est une tache de fond, comme la ménagère qui mettait son feuilleton en repassant. Ce qui est nouveau, c’est qu’il est légitime d’en parler. Les séries sont devenues des objets consensuels, dont on discute.

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Vit-on un âge d’or des séries?

La périodisation en âges d’or est difficile, comme en BD. Disons que nous vivons une période faste, avec des acteurs commerciaux qui cherchent à fidéliser une clientèle très sollicitée. Netflix est prête à mettre des millions pour des séries dont on parle. Elles ne sont pas les plus regardées, mais elles légitiment le discours sur Netflix dans les médias, même les universités. Maintenant, face à la multiplication des canaux, il est possible que cela forme une bulle. Une chose est sûre, c’est la première fois qu’une pensée et une pratique commerciales se réapproprient de manière aussi massive des logiques d’auteur.

Cours public «séries», sur le campus lausannois, les mercredis soir jusqu’au 11 décembre. Le 30: Olivier Thévenaz: «Mythes en séries: Ovide et les métamorphoses du récit à travers les arts», et Raphaël Baroni: «Des adaptations aux franchises: la narration transmédiatique».