Les réalisatrices travaillent du chapeau
Festival de Locarno
L’égalité que revendiquent les femmes inclut le droit à la folie. En attestent une série de films présentés à Locarno qui débordent d’excentricité au féminin. Dawn, Jocelyn, Valérie, Jeanne, Natascha et Klaudia mènent le bal des brindezingues

Les premières à avoir fait souffler un vent de folie sur le festival sont les plus azimutées, les plus cruelles aussi. C’est au Crazy Midnight sonnant que Jocelyn DeBoer et Dawn Luebbe ont déferlé. Vêtues de fanfreluches frappadingues et armées de sourires effarants, la brune pétulante et la blonde longiforme ont écrit, réalisé et interprété à quatre mains Greener Grass. Elles y incarnent deux housewives pas si désespérées que ça, deux tigresses déguisées en saintes-nitouches vivant dans un monde aussi beau qu’un rêve de Ken et Barbie. Les enfants s’appellent Citronella, on confectionne des pâtisseries à sept couches de lipides et de glucides, les cheveux saignent quand on les coupe…
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Les deux copines se réclament du Twin Peaks de David Lynch, de Buñuel, de Tim Burton (Edward aux mains d’argent), de Wes Anderson, grand maître des pastels, ou encore de John Waters, illustre pourfendeur de l’American Dream. Elles ont fait sensation à Sundance avant d’ébranler la Piazza Grande. Elles mettent très haut la barre de la folie au féminin, ce condiment dont le Locarno Festival assaisonne abondamment sa 72e édition.
La comptine de Valérie
L’année passée, l’association SWAN (Swiss Women’s Audiovisual Network) prenait son envol à Locarno. Cette année, l’Office fédéral de la culture est heureux d’annoncer qu’en Suisse 43% des fictions ont été réalisées par des femmes. Et Lili Hinstin, nouvelle directrice artistique de Locarno, a proclamé l’avènement du Crazy Midnight. Cette folie programmée à minuit déteint sur le festival. En 2019, les vierges folles ont évincé les vierges sages de la parabole.
Valérie Donzelli ne joue pas en première ligue comme Jocelyn et Dawn. Elle cultive la folie douce, une forme d’hébéphrénie bénigne. Dans Notre Dame, elle tient le rôle de Maud Crayon. Dépassée par les événements, cette architecte fabrique une maquette pour un projet de jardin d’enfants. Comme de bien entendu, le vent emporte le bricolage et le dépose à l’Hôtel de Ville de Paris, au sommet du tas de projets déposés pour un concours de réaménagement du parvis de Notre-Dame. Maud est choisie. Commence pour la lauréate étonnée une course d’obstacles semée d’embûches sentimentales et judiciaires. Charmant, irréel, un peu nunuche, le film de Donzelli tient de la comptine qu’un enfant chantonne pour conjurer sa peur de la nuit.
Les Merveilles de Jeanne
Jeanne Balibar est plus sérieusement atteinte. A la voir au cinéma chez Desplechin ou au théâtre chez Frank Castorf, on subodorait depuis belle lurette l’excentricité de la longue dame brune. On n’est pas déçu: en passant pour la première fois derrière la caméra, la comédienne se lâche sans modération. Ambitionnant d’être à la fois une comédie de remariage et une satire politique, Merveilles à Montfermeil commence par le divorce de Joëlle (Jeanne Balibar en short coloré) et Kamel (Ramzy Bedia). La juge qui va prononcer la séparation par consentement mutuel fait une patience tandis que le couple ressasse encore ses dissensions.
Dans l’imaginaire balibarien, Montfermeil, l’endroit où Jean Valjean rencontre Colette, est une ville touchée par un miracle électoral: un Conseil communal d’extrême gauche new age met en place un projet incluant des classes de poésie, l’apprentissage de toutes les langues du monde, la culture biologique sur les toits et Le Temps des cerises entonné par Madame la Maire (Emmanuelle Béart).
Pour trouver la note juste, la réalisatrice a demandé aux comédiens, dont Mathieu Amalric, Philippe Katerine et Frank Castorf, ses compagnons d’hier et d’aujourd’hui, de regarder The Ministry of Silly Walks des Monty Python. Le nonsense de ce sketch abordant la problématique des démarches idiotes sous l’angle politique infuse les Merveilles de Jeanne. Cette référence honore la réalisatrice. Mais à partir dans tous les sens, son film laisse plus d’un spectateur sur le bord du chemin.
Les chahuts de Natascha
Et les femmes suisses, réputées pour leur sérieux? Et bien, elles aussi ruent dans les brancards, pulvérisant la pudeur, la bienséance, la discrétion, toutes ces vertus traditionnellement attribuées au sexe faible. La parité n’est pas encore atteinte chez les clowns, mais on y vient avec des drôlesses comme Natascha Beller, 37 ans. La Zurichoise se penche sur le triste destin des femmes de plus de 35 ans qui atteignent la date de péremption pour la maternité et dont le grand âge fait fuir les étalons potentiels. Leila est victime de cette malédiction.
Die Fruchtbaren Jahre sind vorbei (titre international: Vagenda Stories…) chahute joyeusement l’institution du mariage, la famille et la pusillanimité des mâles. Evidemment, on n’a jamais vu Audrey Hepburn ou Grace Kelly se comporter comme Leila, qui se ramasse une solide biture, porte un costume de poussin jaune, copule furieusement et, jambes relevées, presse dans son vagin le contenu d’un préservatif abandonné par un partenaire vite envolé…
Personnage pas glam
Diplômée de l’ECAL, Klaudia Reynicke a présenté son premier long métrage, Il Nido, à Locarno en 2016. Elle revient avec Love Me Tender qui aborde la folie sous un angle plus clinique, sans pour autant négliger un rien de dinguerie féroce. Surprotégée par ses parents depuis le décès accidentel d’une sœur aînée, Seconda s’est repliée sur elle-même. Incapable de sortir, elle zone en slip à la maison, odieuse avec son père et sa mère. Ils disparaissent, laissant la jeune femme croupir dans la solitude et la saleté. La mort lui apparaît comme la seule issue à son existence végétative. Mais mourir n’est pas facile, il lui faut une aide extérieure.
Habilement construit, dosant de façon réussie le portait psychologique déprimant et l’humour noir, le scénario de Klaudia Reynicke parvient à faire sortir Seconda de sa catatonie et à révéler les bons côtés d’un personnage délibérément antipathique et pas glam pour un sou.