Déjeuner avec Dominique de Rivaz

«S’il y a du Tarkovski, je dois voir»

Entre Berne et Berlin et jusqu’au fond de la Russie, l’éternelle jeune femme regardele monde et ramène films et romansde ses voyages

«Elégie pour un phare» a bouleversé les Journéesde Soleure

La première fois qu’on a vu Dominique de Rivaz, elle taillait déjà la route: c’était en 1978 et elle participait à «La course autour du monde», le mythique concours télévisé de globe-trotters. Ensuite, on l’a croisée sur la route de Saint-Jacques-de-Compostelle, quand le pèlerinage n’était encore pas un rituel bobo, à Fribourg quand elle travaillait au FIFF, à Soleure où elle gagnait le Prix du cinéma suisse avec Mein Name ist Bach, et où elle vient de présenter Elégie pour un phare devant une salle émue jusqu’aux larmes.

La voilà qui pousse la porte du Café Romand et traverse la plus belle brasserie de Lausanne d’une démarche élastique de sexagénaire juvénile. Le repas commence par une déconvenue: plus de cervelle au beurre noir… «Comment y’en a plus? Je viens de Berlin exprès pour ça!», s’indigne-t-elle non sans humour, avant de se replier sur la croûte au fromage.

Dans Jeux, un recueil de haïkus cruels qu’elle publie chez Zoé, Dominique de Rivaz note: «Ce qu’elle souhaite: une cervelle de mouton au beurre avec des coquillettes.» Elle tombe des nues. «Nom d’une pipe! J’avais oublié cette phrase. Elle me ramène à l’enfance. Mon père cuisinait la cervelle avec du beurre noisette, d’après Edouard de Pomiane…» Le père de Dominique s’invite à notre table, sur la pointe des pieds.

Lorsqu’il est décédé – «Elle est affreuse cette absence du deuil. Un gouffre» –, sa fille est partie chercher la paix «au-delà du cercle polaire, au-delà du chagrin», à Choïna, en Russie. Une photo dans un magazine a déterminé sa destination: le gardien du phare désaffecté et son fils se reflétant dans la glace. Cette image renvoyait à L’Enfance d’Ivan. Or, «s’il y a du Tarkovski dans la vie, je dois aller voir», scande cette femme que l’auteur de Stalker a convertie à la russophilie.

A bord d’un coucou brinquebalant, elle rallie une contrée hautement inhospitalière. Choïna a été un port riche et poissonneux. Un raz-de-marée l’a détruit et les sables l’envahissent. Il y règne un froid intense, les habitants ne sont pas particulièrement chaleureux. «Personne ne s’intéresse à toi! Tu pourrais mourir d’ennui au milieu des sables dans l’indifférence générale. La solitude est affreuse.»

Les dunes qui rongent le village recèlent maints dangers et merveilles de déréliction. On peut trébucher sur les câbles électriques, être surpris pas la marée. Les squelettes arrachés aux cimetières affleurent sur les sables jonchés d’épaves, de cadres de bicyclettes, de mâchoires et de ramures d’élans, de fragments d’accordéons, d’ailes arrachées, décombres dérisoires rappelant la finitude de toute chose et la Zone de Stalker. Son Nikon à la main, l’exilée hante le désert, tourne autour du phare, cette silhouette cyclopéenne vouée à la cécité.

De ce voyage au bout d’elle-même, elle ramène Les Hommes de sable de Choïna (Noir sur Blanc, 2013), un livre coréalisé avec le photographe biélorusse Dmitri Lelt­schuk, et Elégie pour un phare, un poème à la première personne, qui convoque Michaux et un air d’accordéon pour conjurer la brutale solitude. Après trois séjours de trois semaines, le travail du deuil s’est fait. L’épave photographiée sur une grève bretonne, quand Dominique était petite, répond à cette coque rouillée jetée sur les dunes de Choïna et que la tempête finit par emporter…

Le soleil fait étinceler une brusque averse et illumine le Romand. «Oh! C’est beau!» s’enflamme Dominique de Rivaz, cherchant instinctivement l’arc-en-ciel. La croûte au fromage est servie. Elle se régale – ce n’est pas à Berlin, où elle réside à mi-temps, que l’on sert ces fleurons du génie valaisan.

Elle a signé des courts et moyens-métrages comme Aélia (1984) et Le Jour du bain (1994), et des longs comme Mein Name ist Bach, une semaine délirante dans la vie du cantor, ou Luftbusiness, un conte allégorique dans lequel trois jeunes SDF vendent leur âme sur Internet. Elle documente le tracé d’une frontière devenue fantomatique dans Sans début ni fin, le chemin du mur de Berlin (Noir sur Blanc, 2009). Elle a publié Douchinka (L’Aire, 2008), La Poussette (Buchet-Castel, 2011), Rose Envy (Zoé, 2012), et maintenant Jeux, une collection de nouvelles ramenées à leur plus stricte expression, comme autant de propositions fantasmatiques pour des histoires à développer. Par exemple: «Lorsqu’il rentre de l’école le caillou promontoire de sa grenouille est posé sur sa grenouille»…

Cinéaste, photographe, écrivain… Qui est Dominique de Rivaz? Il y a trente ans, par jeu, cette ancienne lettreuse désinhibée par «La course autour du monde» a consulté une astrologue. Laquelle a diagnostiqué un «triangle de la chance entre trois astres parfaitement équilibrés». Elle reste pensive: «C’est quand même étrange. Enfin, soit elle a vu juste, soit elle m’a rassurée…» Elle s’accommode de «cette espèce de tabouret à trois pieds», elle a l’impression d’avoir beaucoup de chance.

Chez cette femme portée par l’élan de la spiritualité, les nuages du doute ne sont jamais très loin. Dominique de Rivaz ne sait pas si elle refera un jour un film de fiction. Elle a un projet, consacré au médecin d’Himmler, mais elle redoute la pesanteur des tournages et les pressions commerciales. Elle a des angoisses, car ses tiroirs sont désormais vides et elle, peut-être asséchée. Certes, elle se passionne pour Kaliningrad, cette enclave russe sur la Baltique, qui exporte de l’ambre et recèle le plus vieil oiseau du monde. Pour l’émission «Détours», sur La Première, elle s’intéresse à la «dolologie», cette discipline qui s’occupe des couvercles d’égouts («Dolendeckel», en allemand). Elle aimerait raconter des histoires d’arrosoirs. Elle évoque d’autres projets à résonance funèbre et joyeuse… Le monde est vaste et immensément profond, Dominique de Rivaz n’a pas fini de l’arpenter.

Une astrologuea diagnostiqué un «triangle de la chance entre trois astres équilibrés»