Dix ans après leur premier film commun, La Petite Chambre, une méditation sur le deuil, les réalisatrices Stéphanie Chuat et Véronique Reymond s’exportent à Berlin pour signer une fiction inscrite à l’ombre de la prestigieuse Schaubühne. Leur long métrage représentera la Suisse dans la course aux Oscars 2021. Rencontre.

Notre critique du film: «Petite Sœur», la vie à mort

Le Temps: Vous avez réalisé un drame intimiste, «La Petite Chambre», une série télé, «A livre ouvert», et un documentaire, «Les Dames». Avec «Petite Sœur», vous tournez entre la Suisse et l’Allemagne avec des comédiens allemands. Avez-vous une volonté de ne jamais vous répéter?

Stéphanie Chuat: Sans en être conscientes, il y a probablement quelque chose de ça, maintenant que vous le dites.

Véronique Reymond: Nous avions l’idée d’explorer autre chose. Petite Sœur est un drame, comme La Petite Chambre, mais en allemand. Déjà au temps où nous faisions du spectacle de rue et de clowns, nous voulions jouer dans des pièces classiques, des théâtres institutionnels parallèlement à nos propres spectacles. Nos intérêts étaient multiples et ça ne s’est jamais arrêté.

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Vous avez d’emblée décidé que l’intrigue de «Petite Sœur» se déroulerait entre Berlin et Leysin?

V. R.: Le premier jalon de cette aventure était l’envie de travailler avec Nina Hoss, découverte dans Barbara de Christian Petzold. Par ailleurs, nous avions envie d’écrire un film pour des acteurs non francophones. On a pensé à la communauté internationale des boarding schools dans les Alpes vaudoises.

S. CH.: Le malaise d’un étranger en Suisse était aussi un des points de départ. Je vois depuis des années les élèves des écoles internationales à Villars. Ils ne parlent qu’anglais, ils ne sont qu’entre eux. C’est un monde vraiment très fermé. Assez fascinant, car il a un certain pouvoir économique en Suisse et sur la Suisse.

V. R.: En fait, on a rencontré Nina Hoss par hasard dans un magasin à Berlin en 2015. Ça a été le déclenchement.

Vous avez osé l’aborder?

V. R.: Oui (elle désigne Stéphanie).

S. CH.: Voir Nina Hoss… Je ne pouvais pas ne pas y aller…

V. R.: «Bonjour, on est deux réalisatrices suisses, on est en train d’écrire un film pour vous, est-ce que vous avez le temps de boire un café?» Elle était très surprise, elle a dit qu’elle aurait éventuellement le temps pour un quick coffee. On lui a donné notre numéro, on était…

S. CH.: … aux anges…

V. R.: Elle nous a rappelées. Elle avait un petit créneau. Panique! Il a fallu préparer in extremis un pitch de notre projet en anglais pour avoir quelque chose de précis à lui fournir. Le quick café a duré trois heures… Ça a vraiment cliqué entre nous. Nous avions tellement de points communs. Tout s’est mis en place. Le milieu théâtral berlinois s’est imposé suite à cette rencontre. Elle connaissait très bien Lars Eidinger, ils avaient fait la même école de théâtre. Tout s’est mis en place…

C’est un gros morceau, Lars Eidinger…

V. R.: Oui.

S. CH.: Mais il est adorable dans la vie. Le gros morceau, c’est d’arriver à le cadrer dans un plan de tournage. Lars jouait en même temps à la Schaubühne, dans la série Babylon Berlin et dans un film en Russie. Il a dégagé un peu de temps pour nous, mais le premier assistant s’est vraiment arraché les cheveux pour faire matcher le plan de tournage.

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V. R.: Lars Eidinger aborde ses rôles par le costume, par l’intérieur. On a vu sa transformation, on a vu apparaître le personnage. On lui a amené des perruques qu’il a posées autrement sur sa tête. Il a mis plusieurs couches d’habits pour protéger ce corps malade avec des matières très douces. Sur le tournage, il a toujours besoin d’explorer, d’essayer autre chose. A nous de saisir la pépite.

S. CH.: Nina est très différente.

V. R.: Elle a une vraie constance. Lorsqu’elle saisit ce qu’on veut du personnage, elle creuse le sillon et on va dans la dentelle. C’est un stradivarius…

S. CH.: Lars aussi, mais à sa façon.

La représentation de la maladie au cinéma se réduit souvent à une insupportable langueur doloriste. Rien de tel dans «Petite Sœur» qui panache humour et fureur.

V. R.: C’est un travail de dingue pour arriver à faire un film vivant, pour rester dans la vie avec une thématique sur la maladie.

S. CH.: D’autant plus que pendant l’écriture, j’ai appris que ma mère était atteinte d’un cancer des poumons très avancé. Elle est décédée dix mois plus tard.

V. R.: Stéphanie ne pouvait plus écrire. Je regardais l’énergie phénoménale qu’elle déployait pour sauver sa mère. C’est très impressionnant. C’était de la vie pure. Notre film n’est pas dans la désolation, dans la léthargie «pré-mortem»… Il est plein d’énergie vitale. Car il faut transmettre des choses avant de mourir. Sven a besoin que sa sœur se remette sur ses pattes. Lisa ne veut pas que Sven parte parce qu’elle s’est identifiée à sa réussite professionnelle. Il y a urgence.

Quand la tension monte, la musique permet souvent d’atténuer le stress.

S. CH.: Au montage, nous nous sommes rendu compte qu’il fallait des moments sans paroles, des respirations. On y a mis les musiques de Bach, Mendelssohn ou Schumann qui nous accompagnaient pendant l’écriture.

V. R.: Schwesterlein de Brahms nous a beaucoup accompagnées. Elle a donné au film son titre allemand.

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«Petite Sœur» est un film féministe?

S. CH.: A sa façon, oui.

V. R.: Il ne s’agit pas de militantisme au premier degré, ostentatoire, mais de l’épanouissement d’une femme. Lisa doit prendre position dans sa vie, s’opposer à son mari, à une vie de famille pourtant confortable. En se battant pour son frère, elle se bat pour elle-même. Elle choisit le risque, l’imprévu et l’imprévisible au détriment d’un couple relativement stable. C’est féministe dans le sens où elle ose exprimer son malaise.

S. CH.: Ça casse le mythe actuel qui fait croire que la femme peut tout faire. Ce n’est pas vrai. On a des amies mères de famille qui essayent de s’épanouir pleinement dans leur profession, mais n’y arrivent jamais parce que c’est leur mari qui fait carrière. Petite Sœur évoque un vrai problème existentiel, caché en l’occurrence dans un milieu confortable, ce qui n’enlève rien à la difficulté de se réaliser qu’éprouvent beaucoup de femmes, car leur charge mentale est énorme entre tous les rôles qu’elles assument au sein de la famille et à l’extérieur.

V. R.: Plusieurs amies avec de grandes capacités intellectuelles et professionnelles continuent à exercer une activité professionnelle intéressante, enrichissante, mais en dessous de leurs vraies ambitions.

S. CH.: Cela suppose que les joies de la maternité devraient compenser une frustration professionnelle. Pourquoi ces joies ne seraient-elles pas valables pour le père aussi?

Le lien qui unit Sven et Lisa est-il semblable à celui qui unit Véronique et Stéphanie?

V. R. et S. CH.: Jawohl! Ha, ha, ha…

V. R.: Oui, on a un peu transposé. Comme on n’est pas sœurs…

S. CH.:… on est pires que sœurs: âmes sœurs!

V. R.: On avait envie de parler de ce lien très fort qui nous unit depuis des décennies, du monde créatif unique que nous partageons. Notre bagage commun est assez phénoménal puisque nous nous connaissons depuis l’âge de 10 ans. L’écriture de nos personnages puise dans nos références communes. Et il est vrai que si cette vie qui existe à deux devait s’arrêter un jour, ce serait très violent.

S. CH.: A propos de nous, Lars parle d’une symbiose entre deux personnes très différentes. Nous sommes deux êtres très distincts, chacune a son identité, sa vie. C’est la force de notre duo. Au départ, nous étions deux comédiennes, chacune cherchant à s’affirmer. Au fil des ans, nous nous sommes construites ensemble. Plutôt qu’essayer d’être l’autre, ce qui est déjà physiquement impossible, chacune a développé ses capacités et utilisé la force de l’autre pour faire avancer le bimoteur – ou le pédalo, si vous préférez (rires). C’est une grande chance dans ce milieu qui peut être très dur.

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Dix ans après «La Petite Chambre», c’est au tour de «Petite Sœur» de représenter la Suisse aux Oscars…

V. R.: C’est une chance. A l’époque de La Petite Chambre, nous n’avions pas compris l’importance de cette sélection. On nous avait plus ou moins dit: «On s’occupe de tout, pas besoin d’être sur place.» C’était un mauvais calcul. Je crois qu’il faut s’impliquer à fond, organiser des projections, des cocktails. Il n’est pas possible de faire campagne de loin. On verra si c’est possible d’y aller. Sinon, on fera campagne online…