Tournages
On dénombre quelque 680 films étrangers situés en Suisse. Cornelius Schregle les répertorie et les donne à voir dans un volume somptueux

Tout le monde est là. Il y a Liz Taylor au volant d’une décapotable près de Silvaplana, dans les Grisons. Il y a Steve McQueen sur une moto au pied d’un redoutable écriteau «Achtung Schweizer Grenze». Il y a Al Pacino à Loèche-les-Bains: il «n’avait jamais quitté New York et s’est retrouvé nez à nez avec une vache pour la première fois de sa vie; il était terrifié», écrit Marthe Keller dans la préface. Il y a aussi Robert Redford à ski, Marianne Faithfull qui mange une fondue, Jennifer Connelly poursuivie par un môme défiguré, Frank Sinatra évadé de l’Italie fasciste, Laurel et Hardy escaladant les Alpes avec un saint-bernard et un yeti himalayen.
Tout ce monde est en Suisse. Dans la vraie Suisse, filmée dans ses décors naturels. Ou dans une Suisse en carton-pâte, évoquée par des photos incrustées à l’arrière-plan ou par des décors peints comme au théâtre. Ou encore dans un succédané de Suisse obtenu en plantant un panneau dans une campagne allemande lambda, comme dans La Grande Evasion, justement, le film avec Steve McQueen.
Il manquait jusqu’ici un livre pour rassembler et montrer toutes ces visions de la Suisse, authentiques ou simulées, dans le cinéma mondial. Le voici enfin. Backdrop Switzerland répertorie 680 films, affiche 350 photos, compte 450 pages et pèse plusieurs kilos. Il vient de paraître à L’Age d’Homme et se prolongera en une exposition en 2017 au Festival du film de Locarno. Son auteur, le scénariste romand Cornelius Schregle, renoue là, en quelque sorte, avec sa vie antérieure de location scoute, chasseur de lieux de tournage, à Hollywood.
Le Temps: Le mot backdrop désigne «une large toile de fond peinte utilisée au théâtre». Le titre du livre suggère donc que, décors naturels ou pas, on est toujours dans l’illusion.
Cornelius Schregle: Absolument. Même quand c’est réel, c’est faux. C’est la Suisse telle qu’on la perçoit à l’étranger en projetant une série de clichés: la montagne, les cliniques privées, les banques… Concrètement, pour situer une séquence en Suisse, on peut s’y prendre de plusieurs manières. Dans le Frankenstein de 1910, on voit Genève et le bord du Léman, mais ce sont des décors peints. Pour des films à petit budget, la pratique a souvent consisté ensuite à envoyer un cameraman ou une petite équipe, sans acteurs, pour tourner quelques plans de situation qui établissent le lieu et quelques photos qu’on projettera ensuite derrière l’action. Pour un film hollywoodien récent tel que Syriana, Matt Damon vient vraiment à Genève, mais les scènes d’intérieur sont tournées dans une maison californienne, qu’on reconnaît d’ailleurs comme typiquement pas suisse…
– «La Suisse au cinéma est une terre d’aventures», écrit le directeur de la Cinémathèque suisse, Frédéric Maire, dans l’introduction. Comment cette image se met-elle en place?
– Les premières années de l’histoire du cinéma se superposent avec la fin du mouvement romantique. La Suisse est alors une destination privilégiée pour les touristes anglais, et ce qu’on vient chercher ici, c’est principalement la montagne. On tourne des films dans des stations de ski et on glorifie les exploits de l’alpinisme. C’est une époque où l’on n’a pas encore escaladé tous les sommets, et on voit dans la presse de cette période à quel point la conquête des cimes fascine et passionne les gens… Un autre élément d’intrigue rattaché à l’image de la Suisse, celui des soins médicaux avant-gardistes et de l’industrie pharmaceutique, commence à se développer à la fin de la Première Guerre mondiale, lorsque de nombreux soldats sont envoyés se soigner dans les sanatoriums alpins. Avec la fin de la guerre et la création de la Société des Nations, les drames se nouent ensuite autour des diplomates et des espions…
– La Suisse prend-elle un rôle actif dans la promotion de ses paysages comme lieux de tournage?
– Pas vraiment. Elle a une image particulièrement forte, comparée à celle d’autres pays, mais elle ne sait pas capitaliser là-dessus. Il y a régulièrement des équipes étrangères qui viennent tourner ici, mais les initiatives du côté suisse sont locales ou liées a des démarches individuelles, comme celle de ce paysan qui est devenu l’interlocuteur incontournable pour les tournages de Bollywood. Aux Etats-Unis, c’est très différent. Il existe un salon à Los Angeles où chaque Etat des USA a un stand, avec un écran qui diffuse tous les extraits de films tournés sur place, et avec des offres concrètes, clés en main. Les sociétés de production adorent ça, car dès qu’elles sortent de Hollywood, elles se sentent un peu dans un no man’s land, il faut les rassurer.
– Le livre n’est pas obsédé par les paysages. On est beaucoup avec les personnages, dans l’action.
– Avec Jérôme Curchod, qui a fait le design du livre, on voulait aller au-delà d’une approche purement illustrative. On tenait à ce que les images racontent des histoires et à ce qu’elles montrent des looks, des styles vestimentaires… Il y a un côté lifestyle. En même temps, si vous voyez une photo de Michèle Morgan qui tient un lapin dans ses bras, c’est bien parce que son personnage se trouve en Suisse à ce moment-là. Toutes les photos sont tirées de scènes qui se passent en Suisse, même si la totalité du film ne s’y déroule pas. Mais si on s’était dit: là, ça ne va pas, on ne voit pas le décor suisse… le résultat aurait été ennuyeux. On n’aurait eu que du Cervin.
– Parlons un peu de vous. Vous arrivez aux Etats-Unis pour travailler dans la publicité et vous faites ensuite un parcours dans le cinéma…
– J’ai d’abord travaillé dans une petite agence qui essayait de trouver des contrats pour des acteurs has been. Je rencontrais ainsi des acteurs qui avaient bercé mon enfance dans des séries TV… Cela m’a amené à lire énormément de scénarios, bons et mauvais, au point que j’ai fini par me dire: si des gens écrivent des trucs pareils, moi aussi, je peux… Je me suis donc inscrit à l’UCLA, j’ai fait une formation de scénariste en cours du soir et j’ai commencé à écrire. Entre-temps, j’ai rencontré le producteur Fred C. Caruso (Blue Velvet, Le Parrain), qui m’a proposé un travail de location scout. Je lui ai dit: ça a l’air passionnant, mais je n’ai jamais fait ça. Il m’a répondu: eh bien, tu apprendras… C’est une attitude que j’ai toujours appréciée aux Etats-Unis. En Europe, si vous arrivez avec une idée, on vous trouve tout de suite une raison pour dire vous ne pourrez pas la réaliser. Là-bas, on vous donne toujours une raison pour dire que c’est une bonne idée.
– Qu’est-ce qui vous a fait revenir en Suisse?
– Les attentats du 11 septembre 2001. A Hollywood, tout était gelé, tous les projets se sont arrêtés pendant quelques semaines et n’ont repris ensuite que très lentement. Tout le monde paniquait en se demandant: que veut voir le public? Des films à la Arnold Schwarzenegger où on bute tous les terroristes? Ou des films post-hippie à l’eau de rose avec beaucoup d’amour? Les Etats-Unis que j’avais connus et aimés ont disparu du jour au lendemain. Lorsque j’ai entendu un politicien dire qu’il fallait buter la prochaine personne qui sortait dans la rue avec des langes sur la tête (selon ses termes), et que j’ai vu un prof de yoga se faire insulter parce qu’il avait l’air d’un musulman, je me suis dit qu’il fallait rentrer.
– En 2008, vous étiez sur le point de participer vous-même à l’une de ces visions de la Suisse dans le cinéma mondial, en tant que scénariste d’un Guillaume Tell hollywoodien…
– Fred Caruso était venu en Suisse, il avait donné une conférence de presse sur le bateau Wilhelm Tell, il y avait Keira Chaplin qui devait jouer l’épouse de Tell… Puis il y a eu le krach boursier et tout est parti en pétard mouillé. Mais le projet n’est pas mort, le scénario existe. Fred Caruso l’a passé à un autre producteur, qui l’a lu et qui m’a dit: c’est très très bien, mais où sont les dinosaures?
A lire
Cornelius Schregle, Backdrop Switzerland (L’Age d’homme, 450 p.)