Pluie de cendres
Après des années passées ailleurs, le sexagénaire Alfonso (joué par un non-professionnel au beau visage buriné) est de retour pour veiller sur son fils Gerardo, malade. La maison qu’il retrouve est devenue celle de sa femme, Alicia, qui l’accueille comme un étranger tandis que sa belle-fille Esperanza et son petit-fils Manuel semblent plutôt heureux de faire sa connaissance. C’est que leur foyer est désormais cerné par d'immenses plantations de cannes coupantes dont la récolte par brûlis provoque le soir des pluies de cendres. Ce sont ces dernières qui ont atteint les poumons de Gerardo, forçant les femmes à le remplacer dans les champs, rejoignant la cohorte des ouvriers exploités par les grands propriétaires terriens.
Si l’arrière-plan socio-économique est précis, c’est qu’il s’agit de l’environnement dans lequel César Augusto Acevedo a grandi, dans la vallée du Cauca sur le versant pacifique de la Colombie, avant que la séparation de ses parents ne l’envoie avec sa mère à la métropole de Cali. Là-dessus, le jeune cinéaste a cependant préféré tisser un récit dépourvu d’ancrage spécifique, une pure fiction plutôt qu’un drame autobiographique. Grand bien lui en a pris, tant son film réussit à vous aspirer dans cette réalité à la fois si étrangère et universelle.
A l’école des grands maîtres
Mis en scène avec un rythme lent sans paraître pour autant punitif (comme cela a pu arriver chez des cinéastes tels que Bela Tarr, Sharunas Bartas ou Lisandro Alonso) et un souci pictural rare (la valeur et la durée du moindre plan a été soupesée, la lumière est magnifique et la photo digitale somptueuse), «La Tierra y la sombra» déroule tranquillement un récit à vous fendre le cœur. Tandis que son fils se meurt dans la pénombre de sa chambre, le grand-père recommence avec son petit-fils, lui apprenant à construire une mangeoire pour les oiseaux ou à faire voler un cerf-volant. Mais le temps perdu ne se rattrape pas; les liens rompus ne se réparent pas. Et si la mère est bien décidée à résister jusqu’au bout en restant sur sa terre, les autres vont bien devoir se résoudre à partir.
Ici, une simple phrase suffit à hanter le film jusqu’au bout (Alfonso: «Depuis quand es-tu devenue si aigrie?»; Alicia: «Cela valait-il vraiment la peine de partir?»), une image répétée s’imprime pour longtemps dans nos esprits. Les auteurs de chevet de cet autodidacte qui se destinait au journalisme et qui a découvert le cinéma sur le tard, à l’université? Tarkovski, Bergman et Bresson... D’où sans doute ce goût de l’épure mais aussi pour le plus grand contrôle. Les deux seules fois où pointe un soupçon de pose «arty», les séquences en question s’avèrent être des rêves (une scène du passé qui ressurgit pour Alicia, un cheval enfermé dans une pièce pour Alfonso), ceci justifiant cela. Et tiens donc, pas de musique? Pour mieux finir sur cette vieille rengaine populaire «Amor se escribe con llanto» («L’Amour s’écrit avec des larmes»), bien sûr…
«La Terre et l’ombre» («La Tierra y la sombra»), de César Augusto Acevedo (Colombie – France – Pays-Bas, 2015), avec Haimer Leal, Hilda Ruiz, Marleyda Soto, Edison Raigosa, José Felipe Cardenas. 1h38.