«Où étiez-vous quand c’est arrivé?» La question scande les épisodes, sans insistance, mais suffisamment souvent pour ramener en surface la douleur lancinante. Ce jour où tout a changé. La question, qui ne cesse de résonner dans les Etats-Unis de l’après-11-Septembre, fonde déjà de nombreuses œuvres. Elle revient, lame d’amertume, dans la série The Leftovers, déjà un chef-d’œuvre de la télévision américaine.

Alors que la deuxième saison a commencé début octobre aux Etats-Unis, avec un démarrage de même intensité, la première sort en DVD. La saison 1 adapte un roman de Tom Perrotta, qui coproduit et est cocréateur avec Damon Lindelof, l’un des maîtres d’œuvre de Lost (2004-2010). Le feuilleton a aussi commencé par une solide distribution, Justin Theroux (chez David Lynch depuis Mulholland Drive) dans le rôle principal, Garvey, le chef de la police de la ville; Christopher Eccleston (un familier de Danny Boyle) en curé avide de significations, Liv Tyler incarnant une paumée tentée par un groupe fermé…

Dans la petite ville de Mapleton

A l’origine de l’histoire, la disparition de 2% de l’humanité. Partout, par exemple dans la petite ville de Mapleton, Etat de New York. Un 14 octobre, sans aucune raison ni ordre, des gens cessent d’être là d’une seconde à l’autre. On apprend à un instant qu’il y a quelques vedettes dans le lot des effacés, le pape, Jennifer Lopez, Salman Rushdie…

L’événement n’est que signalé; le scénario commence trois ans plus tard, à Mapleton, pour détailler les effets d’un événement aussi absurde, aussi tragique. Dans la cité, des trajectoires meurtries à des degrés divers. Une femme travaille pour l’administration consacrée aux conséquences des disparitions, et aux dédommagements; dans ce cadre, elle rencontre des proches sans toujours dire qu’elle-même a perdu mari et enfants. Le curé se bat pour garder son église. Garvey, devenu, de facto, père célibataire. Et une quasi-secte, les coupables survivants, qui se donne pour mission de marteler le souvenir des disparus au reste de la communauté. «Nous sommes des rappels vivants», proclament-ils par écrit – ils font vœu de silence.

Disputes: comment ne pas oublier, comment avancer sans biffer le passé? Notamment par l’existence de ce groupe, surtout des femmes, ces questions intimes deviennent publiques. C’est l’une des puissances de The Leftovers. Bien des lignes ont été écrites sur le génie des auteurs à incarner les vides du deuil et de l’absence. Au fil des épisodes, il arrive que le drame initial paraisse éloigné, comme si les scénaristes s’offraient des digressions, ou qu’ils oubliaient la donne de base. Rien de tel. Le manque réapparaît là, dans des cadres de photos, au fond de ces paquets de céréales toujours achetés pour ceux qui ne les ouvriront plus.

Traces de «Lost»

«Où étiez-vous quand c’est arrivé?» Dans son génial fouillis, Lost avait cette manière, tortueuse, de poser à plat la vie et les évolutions du collectif après le drame, dans le traumatisme persistant. Elle prenait l’île comme parabole, trois ans après l’effondrement des tours de New York. The Leftovers a le recul pour elle, mais elle enregistre aussi la constance du dépouillement affectif, une quinzaine d’années plus tard. Elle prend la mesure des déchirures d’une société qui, malgré tous les discours volontaristes, ne se remet pas de la blessure.

Là, The Leftovers porte la plume, la caméra, loin dans une psyché collective. Certains continuent de fustiger une Amérique ultra-individualiste; ici, dans le miroir de fiction, le spectateur découvre une nation d’infinies solitudes. La mécanique sociale et économique fonctionne, les disparus ont suscité un marché du soin moral. La population marche dans une cité qu’elle anime, mais elle se ronge en profondeur. A travers ses épisodes qui, même liés, forment chacun une fable du moment, la série de Tom Perrotta et Damon Lindelof a la puissance d’explorer les béances d’un pays.