C’est un film qui, s’il ne change pas la perspective du spectateur, a au moins changé celle de sa réalisatrice. Tonie Marshall est «en campagne électorale», vendredi après-midi et ces derniers jours où elle multiplie les rencontres et présentations de Numéro une, sorti ce mercredi en Suisse et en France. Lors de notre rencontre, c’est au Festival du film de Zurich qu’elle dévoile sa nouvelle œuvre, quelque peu militante.

J’ai toujours aimé les femmes, mais je ne me suis jamais dit que j’étais féministe jusqu’à très récemment

Tonie Marshall

«C’est un sujet que je défends et sur lequel j’ai plein de choses à dire. Je me dis que ça doit être ça, une campagne électorale, on va, on répète, on insiste, on débat.» Le discours est en tout cas rodé et la «candidate» plutôt chaleureuse. Ce qui ressemble à une prouesse en soi lorsque l’on sait qu’elle voit défiler les journalistes depuis le matin dans une suite surchauffée qui surplombe la Limmat et que la journée est déjà bien avancée.

Une fois n’est pas coutume, la réalisatrice française de 65 ans a mis de côté les comédies pour proposer un film à mi-chemin entre le drame, le thriller économique et le portrait, où le personnage principal, incarné par Emmanuelle Devos, veut devenir la première femme à diriger une entreprise du CAC 40, l’indice boursier des plus grands groupes français. Face à elle, son rival, puissant homme de réseau, ultra-connecté, ne recule devant pas grand-chose pour arriver à ses fins, ni la violence verbale, ni les arrangements, ni la contrainte, ni les stratagèmes.

Jeunes femmes inspirées

Dur? Ça aurait pu être pire. «Le film est en dessous de la réalité du point de vue de la violence verbale, mais la rapporter tel quelle n’aurait pas été intelligent.» L’auteure, qui cite Sheryl Sandberg, la responsable opérationnelle de Facebook également connue pour son livre, Lean In, de temps en temps, reconnaît que «c’est un terrain vierge, donc il faut affronter des obstacles», faire sa place dans «cette organisation masculine, très ancienne, très ancrée, très brutale». La cinéaste veut pourtant nuancer cette impression de découragement: «Le film se veut inspirant. J’ai eu des réactions de jeunes femmes qui trouvaient le parcours affreux, glaçant. Mais, heureusement, la plupart se sont dites inspirées.»

Tonie Marshall s’est plongée pendant deux ans dans le monde de l’industrie française, a rencontré des cadres qui y ont fait carrière, s’est fait guider et ouvrir des portes par une journaliste du Monde, Raphaëlle Bacqué. La réalisatrice, née à Neuilly-sur-Seine d’une mère actrice française et d’un père réalisateur et acteur américain, a été «étonnée». Pas tant de l’opposition de «certains mandarins que je pouvais bien imaginer», mais de la misogynie «gentille», «bienveillante» de certains hommes, qui se montrent «paternalistes», qui comptent «une femme dans leur comité exécutif et la traite comme une mascotte».

Les quotas? «Mais bien sûr!»

Sur un point en particulier, la réalisatrice a changé d’avis: les quotas. «Ouais, lâche-t-elle dans un souffle. Vous savez, j’étais contre, et maintenant je suis pour.» Contre, celle qui a été la première – et la seule – femme à remporter le César de la meilleure réalisatrice pour Vénus Beauté (institut) sorti en 1998, le reste dans son propre métier. «C’est un métier artistique, on ne peut pas «genrer» les films. Je ne veux pas qu’on dise que je fais des films de femmes. Et je vois des remarquables portraits de femmes faits par des hommes.» L’idée l’avait toujours «insupportée», donc elle l’avait appliqué au monde en général. C’était avant son enquête. «Après, je me dis, mais bien sûr les quotas!»

Plus que ça, Tonie Marshall se découvre féministe. «J’ai toujours aimé les femmes, mais je ne me suis jamais dit que j’étais féministe jusqu’à très récemment, explique-t-elle. C’est comme si je n’en avais pas eu besoin. Ce n’est pas que je ne croyais pas en la solidarité féminine, mais on ne m’aurait pas fait signer un truc féministe.» Elle a changé, tout comme l’environnement: notre époque est très moralisatrice, très identitaire, religieuse, dit-elle. «Et quand tout cela se mélange, l’idée revient que les femmes doivent retrouver leur place, à la maison, à élever des enfants, à obéir.»

«Borgen» vole la vedette

Constatant que la position des femmes n’évolue plus, elle lance un projet de mini-série. Huit épisodes pour parler des femmes dans la politique, l’économie, le sport. On est en 2009. La série danoise Borgen occupe tellement bien le terrain qu’aucune chaîne ne veut la financer. Tonie Marshall change son fusil d’épaule, se focalise sur l’industrie «très photogénique», concrète, qui représente le monde du travail, qui n’est pas la politique qui la «fatigue». Parce que celle qui n’a «pas son bac» dit admirer ces femmes qui ont fait de très belles études.

Plus de mixité pour changer le monde du travail

D’un coup, la cinéaste s’arrête en pleine phrase et s’exclame: «Voilà! Voilà ce que j’ai oublié de dire aux autres journalistes! C’est révélateur: jusqu’à mes 30-35 ans, dans chaque bistrot français quasiment, des planchettes en bois accrochées aux murs affichaient des maximes. L’une d’elles se trouvait presque partout: «Bat ta femme, si tu ne sais pas pourquoi, elle, elle le sait». Vous vous rendez compte? C’est insensé.»
Les planchettes ont disparu, mais la misogynie pas complètement. Tonie Marshall se prend à rêver.

«Je vais peut-être être totalement idéaliste, mais je crois qu’une plus grande mixité changerait la façon de travailler, rendrait les rapports moins violents, moins frontaux. J’ai l’impression qu’une femme se motive davantage si elle a un projet qui peut changer les choses au-delà de sa personne.» Comme ce film, à l’image de son personnage principal, pour «changer les choses de son vivant».


Profil

29 novembre 1951: Naissance à Neuilly-sur-Seine.

1998: «Vénus Beauté (institut)».

2000: Première femme à recevoir le César de la meilleure réalisatrice pour «Vénus Beauté (institut)».

11 octobre 2017: Sortie de «Numéro une».