Le jeune homme a ouvert sa porte pour jeter un mégot dans la rue. En dadais ébaubi, je photographie le panneau du nom de la rue. Il rigole: «Treme, hein…?» Sourire puis pichenette, pour le mégot. Nonchalance et ironie. C’est à La Nouvelle-Orléans.

Treme est un quartier situé au nord du centre historique et touristique de La Nouvelle-Orléans. Un quartier résidentiel, qui ne possède plus beaucoup de bars ou de boîtes de concerts. Mais il demeure central dans la mythologie de la ville. Il passe – à tort – pour le premier authentique quartier afro-américain du pays, et – à raison – pour le bastion du jazz. Jouxtant le quartier, dans Armstrong Park, le Congo Square reste le lieu où se seraient mêlés pour la première fois instruments d’Europe et rythmes africains.

Des tranches de vies

Treme est une série TV en quatre saisons, créée par David Simon et Eric Overmyer, qui avaient piloté The Wire. Jusqu’à décembre 2013, la série a raconté la vie de personnages fictifs de La Nouvelle-Orléans, en particulier dans Treme, durant les mois qui ont suivi l’ouragan Katrina, en 2005. Le coffret de l’intégrale de la série est paru il y a quelques mois. Pour les amateurs de séries, ou de musique, c’est un parfait cadeau de Noël. David Simon avait déjà bâti un chef-d’œuvre par l’exploration urbaine de The Wire. Cette fois en parlant de jazz, la passion de tous les protagonistes, il pousse plus loin encore l’audace avec ces histoires sans suspense, ces tranches de vie dans un coin de pays qui se délite, face à des autorités qui ne font rien pour colmater les brèches ouvertes par l’ouragan. Mais «cette ville ne coulera jamais», chante la jolie Annie, la violoniste du feuilleton.

Treme, quartier dangereux? «Foutaises»

Les guides touristiques dépeignent Treme comme un quartier peu sûr, qu’il vaut mieux traverser rapidement, et de jour. «Foutaises, lance une habitante, c’était peut-être le cas il y a 30 ans. Maintenant, c’est un préjugé raciste.» De fait, en arpentant le lieu devenu célèbre grâce à HBO, c’est surtout son calme qui impressionne. Ainsi que quelques traces, encore, du passage de la tornade, ces toits chiffonnés au nord-ouest du quartier; mais c’est dérisoire à côté d’autres périmètres toujours en ruine.

Nul ne sait pourquoi le nom de ce petit chapelier venu de Bourgogne, ruiné et passé par la case prison, s’est imposé pour désigner la zone. Avec son épouse locale, richement dotée mais qui avait le malheur d’avoir un peu de sang noir, Claude Tremé n’a exploité une plantation à son nom que pendant une décennie, jusqu’à 1810. Le patronyme est resté, désignant ce qui demeure l’un des plus vieux quartiers de la ville, intégré à celle-ci dès 1812.

Visite guidée

Ina Fandrich fait visiter Treme pour une société locale plutôt sympa, Le Monde créole. Ina vit désormais ailleurs, «mais ce quartier reste ma paroisse». Elle connaissait certains acteurs de la série: «Ici, tout le monde aime Treme, car chacun y a travaillé!» Le feuilleton de David Simon «comporte des erreurs», on joue notamment avec la géographie, «mais il est réaliste. Trop réel, même, c’est pour cela que Hollywood l’a arrêté.» Elle raconte ces dimanches soir, jour de diffusion de la série, lorsque les gens s’agglutinaient chez des amis ou dans les bars pour un visionnement collectif («tout le monde n’a pas HBO»): «On la regardait même dans les salles de pompes funèbres, puisque c’était dimanche…»

Voici Big Chief Jerry Butler, qui rejoint les promeneurs durant leur balade. En costume de pailles, plumes et perles étincelantes, qu’il porte lorsqu’il joue de la trompette à Mardi-Gras, ou durant le Jazz Fest. On voit cela dans la série. C’est d’ailleurs une coutume locale difficile à comprendre pour les télé­spectateurs d’outre-Atlantique; ces personnages noirs portant des costumes d’inspiration indienne, façon chatoyante. Confluence des minorités opprimées.

A l’instar d’Albert, un personnage de la fiction, Big Chief Jerry Butler met une année à confectionner son costume. Puis il passe au prochain: «Il faut des sacrifices. Dieu me donne la patience. Et j’ai joué partout dans le monde, partout dans le monde…»

Théories de la rancune

Dans l’un des rares cafés du quartier, au nord-est, on revient sur l’ouragan. Les maisons sont plus ou moins retapées, mais les bourrasques occupent toujours les esprits. On rappelle les deux années qu’il a fallu pour le retour des feux rouges aux carrefours. On signale que la ville comptait 600 000 âmes, elle en a perdu 400 000, puis regagné 200 000 – pas que des gens qui reviennent, il y a afflux d’Amérique centrale. On disserte sur la théorie circulant toujours, le soupçon de criminelles manœuvres des républicains de cette ère Bush Jr. qui auraient laissé mourir les gens dans les quartiers noirs, plutôt démocrates.

Non loin de là se trouve une maison nouvelle, ce qui est rare dans le quartier. Elle fait rire tout le monde avec ses faux airs de pseudo-cottage créole. On ricane: elle aurait coûté 600 000 dollars, cher pour le coin. Mais Treme s’embourgeoise, les prix grimpent. La série raconte une époque qui sera peut-être, un jour, révolue.

Joint par Le Temps lorsqu’il tournait la première saison, David Simon disait: «La Nouvelle-Orléans est tragique, magnifique, glorieuse, irrationnelle. Cette fois, l’Amérique, qui a une forte propension à uniformiser les villes, n’a pas tout gâché. On sent un esprit, qui a sans doute un lien avec la mort, et avec l’esclavage, bien sûr.» Depuis, il a raconté tout cela, et bien plus.

Treme. Coffret 14 DVD. HBO. Env. 90 francs.