Le polar étant devenu le genre international par excellence, on ne s’étonnera pas outre mesure d’en voir un italien débouler sur nos écrans avec l’assurance d’un film hollywoodien. Coproduction française dotée d’un budget conséquent, Suburra vient de faire un tabac au pays, au point que Netflix a déjà décidé d’en tirer une série. C’est aussi l’adaptation d’un gros best-seller de 2013 cosigné par les spécialistes Giancarlo De Cataldo (Romanzo criminale) et Carlo Bonini (L’Ange du mal – Vallanzasca), roman qui plonge dans les abysses du crime organisé romain d’aujourd’hui. Avec un coup de pouce du fameux tandem de scénaristes Sandro Petraglia – Stefano Rulli (Nos meilleures années, la série La Mafia/La Piovra) et sous la direction de Stefano Sollima (les séries dérivées de Romanzo criminale et Gomorra), tout a été réuni pour frapper très fort!

Autant le savoir d’emblée, le film omettant de l’expliquer: le titre de Suburra fait référence à un quartier mal famé de la Rome antique où hommes politiques et criminels faisaient commerce. Une sorte de Rome souterraine, elle aussi éternelle, en somme. D’où l’affiche qui montre la ville à l’envers sous un ciel plus que chargé! Quant à la structure du récit, elle prend la forme d’un compte à rebours qui commence avec «sept jours avant l’Apocalypse»…

Nous sommes à Rome en novembre 2011 et l’Apocalypse annoncée fait d’abord mine d’impliquer le Vatican, lors d’une séquence d’ouverture où l’on aperçoit le pape Benoît XVI. Juste pour asseoir les fastes d’une mise en scène grandiose, sous influence de Paolo Sorrentino? Impression aussitôt confirmée lors d’une fête décadente dans une villa où l’on fait la connaissance de l’entremetteur Sebastiano (Elio Germano) et de la call-girl Sabrina (Giulia Elettra Gorietti). Pourtant, la suite ne tiendra pas plus de La grande bellezza que de Da Vinci Code!

Pluie, cadavre et cocaïne

Tout commence vraiment avec le député Filippo Malgradi (Pierfrancesco Favino), qui, au sortir d’une séance houleuse au parlement, a rendez-vous avec Sabrina et une jeune amie dans une suite d’hôtel. Las! Leur fine soirée à grand renfort de cocaïne tourne mal: il va falloir se débarrasser d’un corps en ayant recours aux services d’une petite frappe. De son côté, par cette même nuit de pluie diluvienne, Sebastiano hérite de manière dramatique des soucis de son père, petit entrepreneur endetté auprès d’un gangster, le «gitan» Manfredi Anacleti. Enfin, un quinquagénaire tout juste sorti de prison retrouve son ancien associé le «Samouraï» (Claudio Amendola) qui a prospéré en son absence, au point de devenir le grand capo de la pègre romaine…

Comment Malgradi va-t-il se tirer de ce mauvais pas alors que son dérapage a déjà deux témoins de trop? Et comment le Samouraï va-t-il tenir en respect l’ambitieux «numéro 8», Aureliano, jeune héritier d’une famille mafieuse du Sud qui contrôle déjà Ostie? Car même sans se fréquenter, le politicien et le truand sont de mèche, pour un grand projet immobilier baptisé Waterfront qui devrait transformer la plage de Rome en un nouvel Atlantic City. Et le Vatican? Il trempe lui aussi dans l’affaire, via les investissements hasardeux du cardinal en charge de ses finances (Jean-Hugues Anglade)!

Peu sympathiques

A vrai dire, il y aurait là matière à une de ces séries américaines à rallonge. Mais on est au cinéma et le compte à rebours a tôt fait de se transformer en body count, où chaque mort en appelle d’autres. Le problème, c’est qu’aucun de ces personnages ne nous est sympathique. Du coup, plutôt que de chercher à susciter l’identification, les auteurs se reposent sur le spectaculaire, ce qui ne va pas sans une certaine complaisance. Si on peut apprécier l’idée du député corrompu pissant sur la ville depuis son balcon, fallait-il vraiment montrer ses ébats avec autant d’application? Et lors d’une tentative d’assassinat transformée en formidable poursuite à travers un centre commercial, renoncer à ce point à toute crédibilité?

Dans la mise en scène hautement graphique de Sollima (déjà auteur du frappant ACAB – All Cops are Bastards), les exemples de ce genre abondent. Comme quoi, même si on est le fils d’un grand réalisateur de séries B (Sergio Sollima, disparu le 15 juillet) biberonné au cinéma de Leone, Coppola et Scorsese, il faudrait parfois se méfier. Plutôt que de tout noyer de musique électro (Anthony Gonzalez/M83), mieux aurait sans doute valu approfondir l’analyse des motivations de chacun, trop gommées par rapport au roman. C’est ainsi que le Samouraï n’apparaît plus assez clairement comme un ancien activiste d’extrême droite passé par la bande de la Magliana des années 1970 (le sujet de Romanzo criminale) et féru de sabres japonais comme son modèle Massimo Carminati.

Avec Suburra, paru en 2013, l’ex-magistrat De Cataldo et l’ex-journaliste Bonini avaient fait œuvre de fiction sans chercher à coller de trop près à la réalité. Une vision excessivement sombre? Largement confirmée depuis par l’affaire «Mafia Capitale», elle valait sans doute mieux que cette réduction où, malgré tous les efforts pour «faire cinéma», se devine une logique télévisuelle où il s’agit plus de captiver le spectateur que de l’inviter à réfléchir. C’est ainsi que le scénario ne renoue avec la grande Histoire qu’à la fin, en faisant coïncider règlements de comptes et démission du gouvernement Berlusconi – sans jamais nommer ce dernier. Un décollage hélas vite douché par un nouveau déluge, pour une dernière séquence «morale» plus digne d’Olivier Marchal que de Francesco Rosi.

Reste que pour une fois que le cinéma italien se redonne les moyens d’un succès international, on ne va pas trop faire la fine bouche. Suburra ne vaut certes pas Gomorra. Mais en tant que film polar, aussi labyrinthique que musclé, il surclasse déjà bien des rivaux.

** Suburra, de Stefano Sollima (Italie-France 2015), avec Pierfrancesco Favino, Elio Germano, Claudio Amendola, Alessandro Borghi, Adamo Dionisi, Greta Scarano, Giulia Elettra Gorietti, Antonello Fassari, Jean-Hugues Anglade. 2h15