Un seul Godard manque et tout est repeuplé

Compétition L’insaisissable sphinx de Rolle joue les fantômes sur la Croisette

Son «Adieu au langage» innove en matière de cinéma 3D

Godard Is God. Comme Dieu, il est partout et invisible. Son esprit est descendu sur le cinéma. Il hante les conversations: viendra, viendra pas? Il est l’objet d’un culte, il déplace des montagnes de spectateurs. Les festivaliers ont massivement investi le temple où l’on projetait Adieu au langage. Mais ­Godard n’est pas descendu sur la Croisette, ainsi qu’il l’a annoncé à Saint Darius de l’Immaculée Information…

Les rapports entre Godard et le Festival de Cannes sont tumultueux. En 1968, il est à la tête de ceux qui exigent et obtiennent ­l’arrêt de la manifestation. Il revient en 1981 avec Sauve qui peut (la vie), puis avec Passion (1982) et Eloge de l’amour (2001). Il repart toujours bredouille. En 1985, année de Détective, il est victime d’un attentat pâtissier ourdi par l’Entarteur; il désamorce l’affront d’une formule prodigieuse, selon laquelle c’est «la revanche du cinéma muet sur le ­cinéma parlant».

En 2010, pour Film Socialisme, Godard pose un épatant lapin. Il s’en excuse dans une lettre sibylline: «Suite à des problèmes de type grec, je ne pourrai être votre obligé à Cannes. Avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus.» Cette année, Thierry Frémaux, délégué du festival, a longuement espéré que l’ermite de Rolle gravirait les marches. Mais promettre Godard est aussi chimérique que d’attraper le monstre du Loch Ness.

La horde des spectateurs se rue-t-elle vers le Grand Théâtre Lumière comme on va admirer une Pietà ou comme on va voir le veau à cinq pattes? Les films de Godard n’ac­cèdent plus aux salles de cinéma, mais leur auteur fascine, à l’instar d’un phénomène de foire. Il est l’araignée qui nous piège dans les rets de sa dialectique. Il est le sphinx qui pose les questions. Il est notre mauvaise conscience.

Adieu au langage marque l’entrée officielle de Jean-Luc Godard dans le cinéma 3D. Et lorsque le vieux maître se pique de modernité, il en remontre à bien des blancs-becs. Sa 3D dépote. Le museau du chien jaillit de l’écran comme un plongeoir, la bitte d’amarrage du port de Rolle s’incruste au milieu de la salle. «Les jeunes cinéastes ne s’intéressent pas à la technique, ils savent à peine ce que c’est qu’une caméra, alors deux…», grommelait-il naguère dans Libération.

Dans son athanor numérique, l’alchimiste du son et lumière concocte des sortilèges et même des gags optiques. Il imagine des sur­impressions en 3D, qui prennent nos globes oculaires pour des boules de billard. Il tâte du split screen. Les deux parties sont confusément emmêlées. Fermer alternativement les yeux permet de débrouiller les deux actions.

A propos d’action, que raconte Adieu au langage? Référons-nous au résumé officiel: «Le propos est simple. Une femme mariée et un homme libre se rencontrent. Ils s’aiment, se disputent, les coups pleuvent. Un chien erre entre ville et campagne. Les saisons passent…». Tout ceci est juste. Mais il y a plus…

Organisé en deux thèmes, la ­Nature et la Métaphore, consacré à l’appauvrissement de la culture littéraire et picturale, ponctué de forts adages et soulevé par le deuxième mouvement de la 7e de Beethoven, ce manifeste poétique rappelle que les deux grandes inventions sont l’infini et le zéro (appelés aussi le sexe et la mort), prévient que bientôt chacun aura un traducteur pour «traduire les mots qui sortent de sa propre bouche» et propose une métaphore de la vérité: deux enfants qui jouent aux dés.

L’imprécateur malicieux fait une concession au romantisme avec une séquence en costume consacré au séjour de Byron sur les bords du Léman. La plume grince sur le papier de Mary Shelley; le temps qu’elle écrive son nom, l’Homo ­modernis aurait twitté trois fois. Au milieu de ce sublime fatras, un chien (joué par Roxy Miéville) déambule et renifle les objectifs. «Le chien est le seul être sur terre qui vous aime plus que lui-même.»

Les détracteurs de Godard se plaindront de n’avoir rien compris. Il ne s’agit pas de comprendre, mais de réagir aux stimuli, de s’interroger sur notre rapport au réel et à la civilisation. Ils diront que Godard radote les mêmes Histoire(s) du cinéma et les mêmes paysages lémaniques – qu’il sublime par ailleurs. Non, il approfondit ses thèmes, comme Cézanne peignait la mon­tagne Sainte-Victoire.

Le film commence par un anathème: «Tous ceux qui manquent d’imagination se réfugient dans la réalité.» Il se termine, comme annoncé dans le programme, «par des aboiements et des cris de bébé». ­Entre les deux, tout est possible.

«Avec le festival, j’irai jusqu’à la mort, mais je ne ferai pas un pas de plus»